Il est fait trois fois mention dans le Séfer Torah de l’allumage des luminaires (nérot) : trois occurrences qui répondent aux trois dimensions inhérentes au rayonnement de la lumière produite par les luminaires du Temple…

La première de ces trois mentions se trouve dans la paracha Tétsavé et fait donc immédiatement suite à l’achèvement de l’élaboration du Michkan, le Sanctuaire du désert. La seconde intervient dans la paracha Emor juste après l’ordre donné à notre peuple d’observer les fêtes (moadim) « en leur temps ». La troisième enfin, celle de notre paracha, constitue en quelque sorte la conclusion de l’inauguration de l’autel des sacrifices (le mizbéa’h) du Michkan.

L’éclat du réel

C’est dès la première parole (Maamar haRichon) avec laquelle le monde fut créé – quand il est dit : « VaYomer Elokim yéhi or [Et D.ieu dit : «Que la lumière soit !»] » – que la Torah évoque pour la première fois le mot « lumière » (or). Et ce, parce qu’en son essence, la lumière constitue le dévoilement de la réalité elle-même. Comme l’indique l’étymologie du terme « réalité » (en hébreu : metsiout) qui tire sa racine du terme « matso » (ce qui existe, ce qui se dévoile). Inversement, les versets précédant cette première mention du mot « lumière » ne concernent pas encore cette apparition de la réalité, mais bien au contraire ce qui s’oppose à ce dévoilement. Puisque, comme cela est bien connu, les mentions « Tohou vaVohou vé’hochekh al pné téhom » [désordre et chaos, obscurité au-dessus de l’abîme] » (Béréchit 1, 2) constituent quatre dimensions incarnant en quelque sorte l’anti-réalité même, que nos Sages ont assimilées aux quatre empires de l’exil d’Israël (Midrach Raba, Béréchit 2, 4).

Tant et si bien que, dans la première partie de son livre « Nèr Mitsva » consacrée à cette question, le Maharal de Prague écrit ceci : « Ainsi, ces quatre empires n’ont de réalité dans ce monde que pour autant que la création est concernée par l’imperfection et qu’elle n’a pas encore atteint son achèvement »…

C’est pourquoi, lorsque nous nous rapportons à la lumière du monde, nous faisons d’abord toujours référence à cette idée du dévoilement de la réalité et du projet qu’elle poursuit. Et pour cause : cette lumière se trouve être le lieu de distinction entre le bien et le mal. En effet, le mot « tov » signifie certes ce qui est bon ou bien, mais dans sa racine même, il renferme l’idée d’une préparation, d’une « mise en place du réel » en vue d’assumer le but pour lequel il fut créé. C’est ce que nous révèle l’expression : « Hatavat haNérot » (Chémot, 30, 7), littéralement : « la préparation des lumières », c’est-à-dire cet acte qui vise le fait de disposer toute chose afin qu’elle soit susceptible de réaliser sa fonction. L’adjectif « tov » ne s’applique donc à proprement parler qu’à ce mouvement tendant vers l’accomplissement de sa finalité. Et ce n’est évidemment pas un « hasard » si l’expression « Hatavat nérot » est utilisée par la Torah afin de désigner précisément les luminaires. Puisque, dans son essence même, la lumière constitue ce dévoilement qui permet de suivre le chemin et d’atteindre le but de la Création, comme l’indique le verset : « Or ki tov », (Béréchit, 1, 4). C’est au coeur de la lumière que se trouve l’essence même du tov ! Tandis qu’inversement, l’obscurité représente le mal : « ra », un terme dont l’étymologie recouvre l’idée de rupture et de ce qui est cassé et brisé, comme cela ressort de cet autre verset : « Teroem béchevèt barzel [Tu les briseras avec un sceptre de fer] », (Psaumes, 2, 9). Car le mal n’atteint aucun but et ne mène nulle part… Ainsi, lors de la récitation du Psaume de Chabbat par exemple, nous lisons : « LéHaguid baboker ‘Hasdékha, véEmounatekha baLéïlot [A l’aube Tes bienfaits, et Ta confiance dans les nuits] ». En effet, le terme « boker » (matin) exprime précisément cette idée que baigné dans la lumière du petit matin, le monde devient « mévoukar » (clair) et qu’il se laisse pour ainsi dire « saisir par la pensée », nous offrant – à travers cette connaissance même – la possibilité d’en apprécier la bonté !

Parallèlement, le crépuscule (érev) relève de cette « taarovèt », ce mélange et cette confusion où, parce qu’il devient difficile de les distinguer, les choses ne dévoilent plus leur bonté. C’est pourquoi le Psalmiste nous invite à faire preuve de confiance : « VéEmounatekha baLeïlot [Ta confiance dans les nuits] ». Il nous exhorte à persévérer dans cette certitude que les choses existent, même au beau milieu de la nuit, c’est-à-dire au plus profond de l’exil parce qu’elles se dévoileront à nouveau dans leur vérité aux temps futurs !

Des feux de joie…

On ne s’étonnera donc pas de trouver une seconde définition de la lumière dans le concept de joie. Car, comme l’indiquent les versets « Ora véSim’ha » (Méguilat Esther, 8) et « Or zaroua laTsaddik ouléIchréi lev sim’ha [La lumière se répand sur les justes, et la joie sur les coeurs droits] » (Psaumes, 97, 11), la lumière est, dans son essence même, source de joie ! Comme nous le rappelons dans la prière du Chabbat matin quand nous récitons : « Méorot chéBara Elokénou (…) smé’him bétsétam [Les luminaires que D.ieu créa (…) sont joyeux lors de leur sortie] », puisque éclairer, c’est bel et bien exprimer la joie.

C’est en ce sens que nous devons comprendre pour quelle raison l’une des trois mentions des luminaires du Candélabre se trouve précisément liée – dans la paracha Nasso – à l’évocation des moadim, les fêtes, « rendezvous » du temps hébraïque.

En effet, bien que la Création soit tout entière structurée en fonction de ces deux dimensions irréductibles que sont le makom (son extension dans l’espace) et le zman (le temps ou, disons plutôt, son parcours et son développement), ces deux modalités sont pourtant totalement indépendantes l’une et l’autre : la temporalité qui passe sur le monde étant dissociée de son extension dans l’espace, le but du monde ne se laissant pas deviner dans l’univers tel qu’il nous apparaît… A telle enseigne que les moadim, les fêtes juives, constituent cette « courbe du temps » que parcourt la Création, grâce à laquelle il nous est donné de renouveler en nous cette pensée voulant que, malgré l’épaisseur de la matérialité qui le constitue comme espace, le monde fut créé par D.ieu afin qu’il atteigne son but : son « à-venir » ! Or, si nous nous demandions comment se fait-il que nous soyons capables d’éprouver de la joie – alors que nous savons très bien que toute joie est foncièrement artificielle comparée à la mort certaine qui attend chacun d’entre nous -, nous serions peut-être tout simplement tentés de répondre que celle-ci n’est possible que pour autant où nous ne pensons pas au lendemain… Mais l’on reconnaîtra aisément qu’une telle réponse ne vise pas vraiment son objet ! Et ce, parce que le sens profond de cette joie qui anime chacun d’entre nous relève en réalité de l’essence même de l’existence : D.ieu ayant créé l’homme avec le sentiment de se diriger vers un but précis et d’accomplir ce pour quoi il a été fait, la joie accompagnant nos gestes est l’expression intime d’un sentiment d’évolution et d’une volonté d’aller vers… Au point où, contrairement à la tristesse ou à l’ennui dans lesquels l’homme sans joie s’abîme et se soustrait, pour ainsi dire, du propre accomplissement de lui-même, l’homme joyeux est en bonne santé !

Et pour cause : ressentant cette gaieté de coeur, il expérimente une véritable sortie de ses propres limites et prend conscience que son existence le convie à quelque chose de bien plus grand qui l’appelle ! Car c’est précisément lorsque nous parvenons à dépasser le cadre limité de notre existence et à briser nos propres limites que nous nous rattachons à ce qui nous dépasse, ressentant alors une joie authentique (comme c’est le cas, par exemple, lors d’une naissance, d’un mariage ou lorsque que nous parvenons à comprendre quelque chose qui nous échappait jusque là). Voilà pourquoi la jeunesse est exultation ! Elle ne ressent pas ses propres limites et conçoit aisément – nous dirions presque « naturellement » – que tout est possible, comme le dit le verset : « Sema’h ba’hour béYaldoutékha (…) [Réjouis-toi jeune homme dans ta jeunesse (…) Mais sache que D.ieu t’appellera en jugement pour tout cela] », (L’Ecclésiaste, 11, 9). Car la vraie joie est celle du sentiment de l’infini et de l’effacement des limites.

C’est en ce sens que nous devons comprendre pourquoi les moadim sont les fêtes de la sim’ha juive authentique, comme nous le disons dans la prière des fêtes : « Moadim léSim’ha ». Dévoilant le parcours de la courbe du temps, elles constituent en effet autant d’étapes qui nous rapprochent du but assigné à la Création, lequel n’est autre que cet infini en acte révélé dans le Chabbat (MéEin olam haBa). Ce qui explique pourquoi elles portent aussi le nom de « régalim », ces « pas » grâce auxquels nous nous dirigeons vers le grand rendez-vous (moèd) de la Création ! Or voilà qu’après la mention des moadim, il est dit dans la paracha Emor : « Et D.ieu dit à Moché : «Ordonne aux enfants d’Israël (…) pour le luminaire, afin d’alimenter les lampes en permanence. En dehors de la Tente d’assignation » [Parokhet haEdout] », (Vayikra, 24, 1). Ce que la Guémara (Traité talmudique Chabbat, page 22/b) commente ainsi : « Est-ce qu’il [Aharon ha- Cohen] avait besoin de cette lumière ? Pendant les 40 ans qu’ils passèrent dans le désert, les Enfants d’Israël ne furent-ils pas éclairés [par les nuées] ? C’est qu’en réalité, cette lumière constituait le témoignage (édout) pour tous les habitants du monde que la Présence divine (Chékhina) accompagnait Israël. Et quel était ce témoin (édout) ? Rav dit : «Le nér haMaaravi» [le luminaire le plus à l’ouest sur la Ménora]’ ». Or, si le « luminaire de l’Ouest » constitue bien ce « témoignage », c’est dans la mesure où – quand bien même y était déposée chaque soir la même quantité d’huile que dans les autres luminaires –, il restait miraculeusement allumé du soir au matin ! Miracle qui perdura plus de 1 500 ans, jusqu’à la disparition du dernier Cohen Gadol, Chimon haTsadik… A telle enseigne que nos Sages n’ont pas hésité à dire que cette lumière est d’une « autre texture » que celle appartenant à l’ordre habituel de la nature et qu’elle relève de celle des premiers jours de la Création : « Or ganouz léTsadakim léAtid lavo » [la lumière cachée pour les justes lors des temps à venir] », (Midrach Raba, Béréchit, 3, 6).

Le dévoilement de la Gloire divine

La troisième dimension attachée à la lumière est celle de la gloire (kavod). Comme cela ressort des lois de l’allumage des lumières pour le Chabbat (Rachi, Traité talmudique Chabbat page.25/b et Rambam – « Lois sur le Chabbat », 30, 5), l’idée même d’éclairer les pièces importantes de la maison relève de cet honneur (kavod) qu’il convient de conférer au Chabbat. De même, dans le Temple – la maison du Roi -, il était nécessaire de trouver la présence d’une grande lumière ! Et ce, parce que le Temple est cette demeure à partir de laquelle la Gloire divine se dévoile et se propage à travers le monde, au point d’être appelée par le Talmud « Oro chel Olam [la lumière de l’univers] », (Traité Baba Batra, page 4/b) – le Michkan et tous ses ustensiles constituant l’essence même de la Création dans la mesure où tous les éléments de la réalité s’y trouvaient réunis.

Comme l’enseigne le Traité talmudique Berakhot (page 55/a), Bétsalel – qui fut choisi par l’Eternel pour construire avec Oholiav le Michkan (paracha Ki Tissa 31, 1) – « savait associer les lettres grâce auxquelles le ciel et la terre ont été créés ». Or, selon la majorité des commentateurs, la construction du Michkan eut lieu précisément entre Yom Kippour et Souccot. Représentant l’expression positive d’un monde d’où la faute du Veau d’or est absente, le Michkan serait ce lieu où la réalité se retrouve en accord avec la Volonté première de D.ieu.

Ainsi lorsque dans la paracha Nasso, les « Néssiim » (princes d’Israël) sont invités à procéder à l’inauguration de l’autel (mizbéa’h), nous devons pouvoir lire dans ce geste opéré par les hommes les plus importants du peuple, une véritable annulation de soi devant ce lieu – vecteur de la valeur authentique du monde – à partir duquel la Gloire divine se dévoile.

Voilà pourquoi, bien que n’ayant pas été appelé par le Tout-Puissant à participer à cette inauguration, Aharon haCohen est quant à lui enjoint de préparer et d’allumer les nérot du Candélabre. Car si cette nomination – loin de constituer une tâche subalterne – intervient « en second lieu », c’est bien parce que cet acte incarne la plus haute possibilité du dévoilement de la Gloire divine.

En effet, se différenciant d’une simple « inauguration », ce « maassé » s’élève en quelque sorte à la hauteur d’un véritable « acte de création ». Car, comme nous avons tenté de le montrer ici, les luminaires du Michkan illustrent cette joie authentique inhérente à notre réalité ici-bas engagée dans le dévoilement de D.ieu dans le monde, dans ce mouvement préparatoire à la réalisation du bien (tov) authentique devant lequel toutes les autres valeurs s’annulent…

YEHUDA RÜCK (à partir d’un enseignement oral du Rav Moché Chapira Zatsal)