Le roi Salomon nous enseigne (Proverbes 20, 7) : « Quand le juste marche dans son intégrité, heureux ses enfants après lui ! » Les caractéristiques et les pratiques méritoires qu’un homme vertueux développe en lui-même se transmettent facilement à sa descendance, explique Rav ‘Hayim de Volozhin.

Même s’il a lui-même éprouvé de très grandes difficultés avant de parvenir au degré qu’il a atteint, une fois ces traits et ces qualités devenus parties intégrantes de sa nature, ils passent automatiquement à ses enfants. Ceux-ci peuvent accéder au même niveau avec un minimum d’efforts, parce que tout est déjà enraciné en eux. Ils n’ont plus besoin que de les activer.

Cela explique comment, à travers les générations, d’innombrables Juifs parmi les plus simples se sont découvert le courage de sacrifier leurs vies ‘al qiddouch Hachem (« pour sanctifier Son Nom ») plutôt que d?enfreindre un seul mot de la sainte Tora. Comment un tel héroïsme est-il généré ? Comment des hommes qui ne sont ni particulièrement instruits ni de grands penseurs peuvent-ils atteindre un aussi haut niveau de dévotion à Hachem , La réponse réside dans l’histoire de nos Patriarches.

Ayant surmonté avec succès les « dix épreuves » imposées par Hachem, Avraham a modelé pour le peuple juif un caractère national qui se maintiendra à toutes les époques. En se laissant jeter dans la fournaise ardente de Nimrod plutôt que de renoncer à sa croyance dans le seul vrai Dieu, il a gravé en lui-même et dans sa descendance la marque d’une dévotion à Hachem plus précieuse que la vie elle-même. En endurant la famine en Canaan, il a incorporé le trait de l’acceptation aveugle des actes et voies de Hachem. Et ainsi de suite.

Nous constatons souvent, d’ailleurs, que des Juifs se sentent soudain pris d’une volonté irrésistible de tout quitter pour se rendre en Erets Yisrael. Cette impulsion aussi est un legs reçu d’Avraham, qui s’est arraché à son milieu d’origine pour se diriger vers ce pays inconnu que Hachem avait promis de lui montrer.

Hachem dit à Avram : « Va pour toi hors de ton pays, de ton lieu de naissance et de la maison de ton père, vers le pays que Je te montrerai. » (12, 1)

De nombreux commentateurs font remarquer que la progression de ce verset semble contraire à l?ordre logique. Avraham a d’abord quitté la maison de son père, puis sa ville natale, et finalement son pays. Pourquoi alors Hachem a-t-Il commencé par lui ordonner de quitter son pays, puis son lieu de naissance et, en troisième position seulement, la maison paternelle .

Chacun de ces « départs », explique Rav ‘Hayim Soloveitchik, comportait sa propre signification. Le fait de s’éloigner de son pays pose une difficulté spécifique, celui d’abandonner son lieu de naissance en entraîne une autre, et quitter « sa maison » en suscite une troisième. Hachem a donc donné à Avraham trois mitswoth distinctes, pour chacune desquelles il sera récompensé séparément.

Si l’ordre de départ avait été présenté dans l’ordre logique, il y aurait eu une seule mitswa : le départ du pays, les deux autres n’en constituant que les préliminaires. En quittant le foyer paternel, il aurait coupé le premier de ses liens avec sa patrie. En abandonnant sa ville, il aurait rompu le deuxième. Et enfin, il aurait émigré et sectionné ainsi l’ensemble des liens. Mais la mitswa fondamentale n’en serait pas moins restée le départ du pays.

Voilà pourquoi la succession dans laquelle les commandements lui ont été dictés a été inversée. Il lui a d’abord été enjoint de quitter sa patrie, puis son lieu de naissance et enfin la maison de son père, indication claire que chaque directive était une mitswa comportant sa propre signification.

Rav Baroukh Baer Leibowitz explique dans le même esprit la fin du verset : « vers le pays que Je te montrerai ». Hachem n’a pas précisé quelle serait la destination d?Avraham. Il lui a ‘a dirigé vers le pays de Canaan. Pourquoi Dieu ne lui a-t-Il pas explicité d’emblée le lieu où il devait se rendre , s’étonnent les commentateurs.

Hachem a voulu procurer à Avraham, explique Rav Leibowitz, une récompense pour chacun de ses pas au cours de son long voyage. S’Il lui avait immédiatement révélé sa destination finale, toute la pérégrination n’aurait constitué qu’un moyen en vue d’une fin, et elle n’aurait comporté qu’un seul but. Avraham n’aurait donc eu droit qu’à une seule récompense pour l’ensemble de son périple. Voilà pourquoi Dieu ne lui a pas divulgué la contrée où il devait se rendre, de sorte que chaque étape, chaque pas franchi, ont constitué l’exécution d?une mitswa spécifique, et lui ont ainsi valu une récompense.

Rav Yaaqov Kanievsky, le Steipeler, explique différemment ce silence de Hachem quant à la destination finale d’Avraham. Celui qui entreprend un voyage long et ardu, se rassérène en pensant à sa prochaine arrivée. « Plus qu’une semaine ! », se dit-il, ou : « Plus que cent kilomètres ! » Au fur et à mesure que le temps passe, il se sent encouragé par la diminution progressive de la distance restant à parcourir. En outre, quand il approche de sa destination, l’imminence de la fin de son périple et la joie qu’elle inscrit dans son coeur lui injectent de nouvelles forces pour conclure sa marche.

Si Hachem avait révélé à Avraham le but de son déplacement, celui-ci aurait été moins difficile, et il aurait reçu une moindre récompense. De plus, il aurait pu être motivé en partie par le sentiment d’une urgence à atteindre sa destination et non seulement par le désir d’accomplir la volonté de son Créateur. En ne lui précisant pas le lieu où il devait se rendre, Dieu a fait en sorte que Son fidèle serviteur reçoive sa pleine récompense et que ses motifs soient totalement purs.

« Et Je ferai de toi une grande nation, et Je te bénirai, et Je grandirai ton nom. Et tu seras bénédiction. » (12, 2)

La Tossefta (Soferim 21, 9) énonce que « le plus grand parmi les géants » dont il est question dans Josué (14, 15) n?est autre qu’Avraham, qui a mangé et bu autant que soixante-quatorze personnes. Que signifie cette mystérieuse affirmation ?
La Tora (Chemoth 24, 1) rapporte que lorsque le peuple juif s’est tenu au pied du mont Sinaï, et que Moché, Aharon, Nadav, Avihou et les soixante-dix Anciens sont montés sur la montagne, « ils ont vu Dieu et ils ont mangé et bu ». L’expression : « ils ont mangé et bu » signifie, selon nos Sages, qu’ils ont joui de la Présence divine. Tels ont été les soixante-quatorze hommes mentionnés dans la Tossefta, indique le Gaon de Vilna. Avraham a éprouvé autant de plaisir spirituel à contempler la Présence divine que ces soixante-quatorze personnalités qui en ont joui au mont Sinaï.

Une interprétation différente est proposée par Rav Avraham Mordekhaï Alter, le Admor de Gour. Des gens peu instruits lui ont demandé un jour de leur expliquer cette mystérieuse Tossefta. Il répondit aussitôt que les soixante-quatorze personnes sont celles mentionnées dans la Tora depuis Noa’h jusqu’à Avraham. La Michna (Avoth 5, 2) nous dit aussi que la récompense du premier de nos patriarches a égalé celles de toutes les dix générations de Noa’h jusqu’à lui-même. La Tossefta, par conséquent, énonce une allusion à cette comparaison. Autrement dit, le « manger et le boire » d’Avraham sont la récompense qu’il s’est acquise  a été l’équivalent de celle recueillie par les soixante-quatorze personnes mentionnées comme représentant les dix générations depuis Noa’h.
Par la suite, le Admor déclara à son frère, Rav Moché Betsalel, à propos de cette rencontre : « M’étant rendu compte que ces gens ne cherchaient qu’à m’importuner, j’ai demandé au Maître de l’Univers de me venir en aide, et l’idée de ce que j’allais leur dire m’a aussitôt traversé l’esprit. En réalité, je n’avais pas eu l’occasion de compter les noms et de m’assurer qu’ils étaient effectivement au nombre de soixante-quatorze. »

Le Miqdach Mordekhaï ajoute un autre commentaire à cette description de la grandeur attribuée à Avraham. Le Talmud (Sanhédrin 11a) mentionne un Tanna appelé Chemouel ha-Qatane (« Samuel le Petit »), qui aurait mérité le don de prophétie autant que le prophète Samuel lui-même. Mais ayant vécu dans une génération qui n’en était pas digne, il n’a pas recueilli ce privilège. S’il était si grand, pourquoi l’a-t-on surnommé « Samuel le Petit » . Cela était dû à l’amoindrissement de son statut, explique le Yad Rama. N’ayant jamais pu réaliser pleinement son potentiel, il a été appelé ainsi. Avraham, en revanche, indique le Miqdach Mordekhaï, a atteint l?entière mesure de sa grandeur, bien qu’il ait vécu dans une génération indigne, et s’est donc acquis le titre du « plus grand parmi les géants ».