C’est une question posée par tous les lecteurs du Rambam : le grand maître du Caire eut-il accès aux textes de la Kabbale et si oui, pourquoi ne les cite-t-il jamais explicitement ?

Le « Chomer Emounim haKadmone » Pour répondre à cette délicate question, nous voudrions tout d’abord citer ce passage essentiel extrait de l’ouvrage « Chomer Emounim – haKadmone » du rav Yossef Igrasse, publié pour la première fois en 1736 à Amsterdam. Construit sous la forme d’un dialogue entre « Chaaltiel » (celui qui questionne) et « Yéhouyéda » (celui qui sait), ce livre développe tout d’abord la question historique de l’héritage kabbalistique depuis ses origines jusqu’au Ari zal, puis dans une seconde partie, il défend les positions du Ari zal face aux questions posées par d’autres grands kabbalistes, en particulier face aux critiques que lui adressa le Rama miPano (le rav Mena’hem Azaria de Pano).

Comment se peut-il, demande Chaaltiel, que les Guéonim et ceux qui les suivirent héritèrent de la transmission des secrets de la Torah alors que le Rambam n’en disposait pas ? Et s’il est vrai qu’il possédait des ouvrages comme le Séfer Yétsira, le Séfer haBahir, ainsi que les Pirké Ekhalot et le Zohar que rédigèrent les Tanaïm, pourquoi lui-même ne les cite-t-il jamais dans ses propres livres ?
Il n’y aucune raison de s’étonner, répond Yéhouyéda, si de tels enseignements ne se trouvent pas chez le Rambam. En effet, tout le monde n’a pas le mérite d’accéder à toutes les sagesses. Par exemple, bien que le Nom [de D.ieu] de 12 lettres et celui de 42 lettres soient mentionnés dans le Traité talmudique Kiddouchine (page 71/a) et que les Sages soient en discussion sur la question de savoir à qui ces Noms peuvent ou non être enseignés, ils sont restés lettres mortes pour le Rambam malgré ses vastes connaissances. Ainsi que lui-même le reconnaît dans son « Guide des égarés » (1ère partie, chapitre 62), et bien qu’une transmission du sens de ces Noms se trouvait encore chez le rav ‘Haï Gaon (comme l’écrit le Rachba à l’alinéa 220 de ses Responsa).

La Kabbala : une transmission !

Par ailleurs, il est fort probable que bien qu’il ait possédé des ouvrages comme le Séfer Yétsira ou d’autres écrits des Tanaïm, ces livres restèrent pour le Rambam fermés sous le sceau du secret. Et ce, pour la simple raison que les enseignements contenus dans de tels écrits sont intentionnellement fermés à tout homme qui n’aurait pas reçu de maître en maître les clés pour en pénétrer la profonde sagesse. Pour preuve qu’il nous suffise de citer ce que le Ramban écrit à la fin de son introduction au commentaire de la Torah : « Je voudrais vous faire part d’une alliance de foi et de la plus haute des nécessités, il s’agit d’un conseil fondamental : que tout celui qui examine mon commentaire ne tente pas d’y chercher – par sa seule intelligence ni par sa seule pensée – d’autres choses cachées qu’il croirait trouver dans mes explications. Car je témoigne en toute honnêteté que tout ce que je sais, et tout ce que j’ai appris ne me vient ni de mon intelligence (Bina), ni de mon entendement (Sékhel) seuls, mais uniquement de ce que j’ai reçu par tradition de maître à élève ». A plus forte raison en est-il d’ouvrages comme le Séfer Yétsira ou le Séfer haBahir, les Pirké Ekhalot ou encore le Zohar : il est certain que tout celui qui n’a pas reçu l’enseignement d’un maître ne pourra les comprendre à leur juste mesure.

Ainsi, tout celui qui ne s’inscrit pas dans la longue chaîne de transmission de cette sagesse (comme le Rambam lui-même en témoigne quand il affirma ne pas avoir reçu l’enseignement des secrets de la Torah de la part de ses maîtres) et qui lirait dans le Zohar certains passages semblant accorder à la divinité une dimension matérielle – comme c’est le cas par exemple d’expressions comme « les cheveux du crâne », le front, les oreilles, etc. –, il ne fait aucun doute qu’un tel lecteur se révolterait injustement contre ces assertions et qu’il accuserait ses rédacteurs ; et même s’il ne remettait pas en cause le fait que rabbi Chimon bar Yo’haï les a enseignés en personne, il ne pourrait toutefois les accepter…

Lutter à tout prix contre la superstition

D’autre part, nous savons que nos Sages accordent une importance réelle aux anges malfaisants (Chédim) ainsi qu’à la sorcellerie, comme cela ressort explicitement de nombreux passages du Talmud et du Midrach. Mais là encore, le Rambam décida de lui-même que de tels enseignements constituent autant de « paroles vaines » et d’absurdités qui n’ont aucune forme d’existence, allant jusqu’à affirmer que quiconque croirait à de telles fables – leur accordant même la valeur d’une certaine « sagesse » que la Torah y aurait déposée – appartiendrait à « l’espèce des idiots, des fous, des enfants et des femmes superstitieuses », ainsi qu’il l’écrit noir sur blanc à la fin du 11è chapitre des Lois sur l’idolâtrie.

Pourtant, de telles réalités sont mentionnées explicitement dans la Torah : là où, par exemple, il est question des sorciers d’Égypte, de leurs anges maléfiques et de leurs tours de magie (voir Rachi sur Exode 7, 22), mais aussi des nécromanciens, d’autres versets attestant encore de leur existence.

Or malgré cela, certains « savants » nièrent la vérité de ces réalités au point d’en donner des explications allégoriques très éloignées de leur sens premier. Et refusant qu’on puisse s’opposer à leur pensée, ils firent abstraction des passages de notre tradition qui mentionnent explicitement l’existence d’anges maléfiques et de sorciers… sous prétexte que ceux-ci remettraient en cause la rationalité du « sens commun ».

C’est pourquoi – dans la mesure où les ouvrages des Tanaïm que nous avons mentionnés font état de réalités qui, aux vues d’une lecture superficielle, peuvent paraître contredire le sens commun (haSékhel haEnochi), ou tout simplement parce qu’on ne disposerait pas des clés permettant la lecture sérieuse de tels passages -, il est tout à fait possible que nombreux furent ceux qui n’accordèrent aucun crédit à ces écrits, quand bien même ils seraient l’oeuvre des Tanaïm. On ne s’étonnera donc pas que, pour cette raison, le Rambam ne mentionne jamais des livres comme le Séfer Yétsira, le Séfer haBahir, les Pirké Ekhalot ou le Zohar.

De l’aveu du Rambam lui-même…

Mais si l’on est prêt à suivre les écrits de nos maîtres les A’haronim, on découvrira que le Rambam lui-même eut le mérite d’accéder à cette sagesse authentique grâce à la rencontre d’un homme qui les lui enseigna, ainsi qu’en témoigne l’un des commentateurs du Ramban sur la paracha Béchala’h, et dont voici les mots : « Un certain rabbi Yaacov qui s’était rendu en Égypte transmit la Kabbala au Rambam. Rempli de joie, celui-ci en avait fait l’éloge à ses élèves. Hélas, le Rambam n’eut la chance de faire cette rencontre qu’à la fin de sa vie ».

Le rav Don Its’hak Abarbanel corrobore ce témoignage quand il écrit à la fin du chapitre 3 de son livre « Na’halat Avot » : « J’ai moi aussi entendu que le grand maître Maïmonide se serait exprimé ainsi dans une lettre : ‘A la fin de ma vie, un homme se présenta à moi et me révéla des choses très profondes (Dvarim chel Taam). Et si je n’avais pas été aussi âgé, et si mes livres ne s’étaient pas autant propagés dans le monde, j’aurais modifié de nombreuses choses que j’avais déjà écrites’. Or il ne fait aucun doute qu’il s’agit là des enseignements de la Kabbale que le Rambam découvrit à la fin de sa vie ».

Notre maître le Alchkar (1466-1542) va plus loin encore quand il écrit à la fin de ses Responsa (alinéa 117 intitulé : « Assagot alha-Rav Chem Tov Ibn Chem Tov ») : « Il m’a semblé important de faire connaître ici le texte que rédigea le Rambam dans une ‘Méguilat Starim’ qu’il avait fait parvenir à son élève et qui traite des dimensions cachées de la Torah et de ses secrets tels qu’ils sont déposés dans la Kabbala authentique. Et ce, afin de montrer à cet auteur [il s’agit du rav Chem Tov Ibn Chem Tov qui au début du XVè siècle avait publié un livre intitulé ‘Séfer haEmounot’ critiquant de manière virulente le rapport que le Rambam entretient à la philosophie et lui opposant les fondements théoriques de la mystique juive-Ndlr.] que tout ce qu’il déposa sur le papier ne repose sur aucun fondement véritable. En effet, voici ce que le Rambam écrit : ‘Il faut que je t’avoue, en vertu de cette amitié que nous avons partagée, que nombreux furent les moments où je me suis trouvé dans une impasse [Navoukh] au beau milieu de mes recherches, alors que j’essayais de comprendre le fondement profond de chaque chose du seul point de vue de la compréhension philosophique et de ses postulats. Au point où il me semble aujourd’hui que tout ce que les philosophes découvrirent n’est pas conforme à la vérité. Car quoiqu’il en soit, bien qu’aucun phénomène ne semble contredire les conclusions de la rationalité première, de telles conclusions sur les règles de la nature sont chez eux non seulement le résultat d’efforts intellectuels importants qu’ils doivent produire pour les atteindre, mais par ailleurs elles trouvent leur fondement sur un certain nombre de postulats logiques qui déterminent par avance leur manière de les penser, et pire encore qui parfois les détournent complètement de la vérité.

Or, il n’en est rien chez les Sages de la Kabbala authentique dont les chemins de la vérité sont exempts de toute embûche. Ils saisissent immédiatement tout ce qui relève de la rationalité première ! C’est en ce sens que nous devons comprendre comment les prophètes atteignirent les dévoilements qui furent les leurs au sujet de l’avenir et réalisèrent des actes hors du commun contredisant totalement les règles premières de la nature. Il m’est arrivé à moi-même d’emprunter ces chemins afin de comprendre le sens profond de la nature, et ce fut à chaque fois l’occasion unique de lever les paradoxes dans lesquels je m’étais enfermé, de m’ouvrir des voies qui me semblaient sans issue [haMévoukhot], et de me fournir les clés de la sagesse afin d’atteindre la connaissance de dimensions qui m’étaient jusqu’alors cachées. Voilà pourquoi je te demande, par la présente, de ne jamais dévoiler de tels secrets qu’à celui qui est apte à les recevoir ; c’està- dire à celui dont non seulement l’esprit et les dispositions de l’âme ont atteint la noblesse nécessaire, mais dont les actes aussi sont sans défaut, au point où s’étant adonné totalement aux voies de l’étude, ses réflexes logiques sont désormais complètement purs’ ». L’original de cette ‘Méguilat Starim’, ajoute le rav Igrasse, se trouve aujourd’hui en ma possession, et je témoigne que ces mots rapportés par le rav Alchkar sont exactement ceux qui y sont inscrits, parmi d’autres soulignant l’importance de la science mystique… ».

En conclusion…

Comme on l’aura constaté, ce texte expose différentes approches censées répondre à la question de savoir pour quelles raisons le Rambam ne fait pas référence au dévoilement des secrets de la Kabbale dans les trois maîtres-ouvrages qu’il publia, à savoir : le « Michné Torah » ou « Yad ha’Hazaka », le « Moré Névoukhim » et le « Pirouch haMichnaïot ». Est-il légitime de répondre que le Rambam – comme le fait le rav Igrasse à partir de cette fameuse Méguilat Starim dont l’authenticité lui semble indéniable – ne voulut en aucun cas dévoiler les conclusions d’une sagesse qui ne peut être enseignée « qu’à celui qui est apte à les recevoir » ? La question reste entière, d’autant que de nombreux autres Sages (Cf. Gaon de Vilna sur Yoré Déa 179, 6-13) ne partagent pas ce point de vue.

Reste que si c’était effectivement le cas, nous devons reconnaître que ce choix pédagogique obligea le Rambam à « adapter » les enseignements de la mystique juive à la rationalité philosophique, au risque même de les contredire totalement et de provoquer ainsi de virulentes critiques à l’encontre de son oeuvre (que l’on pense seulement aux attaques réitérées du rav Ibn Gabbay dans son ouvrage « Avodat haKodech »)…

Serait-ce donc, comme l’écrit le Maharal de Prague (Derekh ‘Haïm, page 323/b), « parce qu’à l’époque du Rambam nombreux étaient ceux qui suivaient les raisonnements des savants non juifs – c’est-à-dire des philosophes sur lesquels la lumière de la Torah n’a jamais brillé – que le rav pensa que s’il n’expliquait pas le sens des versets conformément à leur vue des choses, il y avait à craindre pire : à savoir que ces hommes en viennent à rejeter complètement la véracité de l’Ecriture » ? La question reste posée.

YEHUDA RÜCK

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