Les péripéties du sombre Bilaam sont porteuses de nombreux enseignements. Les multiples paradoxes de ce personnage, qui atteignit de hauts niveaux de prophétie et qui, dans le même temps, était capable de commettre les pires abjections, fascinent et interpellent.

L’un des épisodes les plus marquants du parcours de Bilaam fut assurément celui qui le confronta à un ange destructeur, venu l’empêcher d’aller maudire Israël. Selon le ‘Hafets ‘Haïm (dans son commentaire sur la Torah), cet incident reflète une fois de plus l’un des nombreux paradoxes qui animait cet être sordide.

La mission de l’ange
La Torah relate que pendant que Bilaam était en chemin pour rejoindre le roi moabite Balak, « l’Eternel s’emporta contre lui parce qu’il partait : un ange de D.ieu se mit sur son chemin pour lui faire obstacle » (Bamidbar 22, 22). Il est intéressant de noter que dans ce verset, la première mention de D.ieu – « l’Eternel s’emporta » – apparaît sous le Nom d’Elokim, à savoir l’Attribut de la Rigueur. Et à la seconde mention – « un ange de D.ieu » –, c’est le Tétragramme qui apparaît, symbole de Miséricorde. Que devons-nous en comprendre ?
Selon le ‘Hafets ‘Haïm, l’explication réside dans un principe essentiel de la foi : chaque événement de notre existence est une manifestation de D.ieu. Lorsqu’on est animé d’une émouna profonde, on comprend que tous les aléas de notre quotidien sont des messages envoyés depuis le Ciel, nous interpellant et nous invitant à en tirer des leçons.
Lorsque le ‘Hafets ‘Haïm évoquait cette idée, il rappelait souvent les circonstances par lesquelles la célèbre yéchiva de Volozhin vit le jour. Celles-ci survinrent par le mérite de son fondateur, rav ‘Haïm de Volozhin, qui sut percevoir un message adressé du Ciel.
La fondation de Volozhin
Les faits se déroulèrent pendant la grande foire annuelle dans la ville de Zlava. Rav ‘Haïm, qui était alors un homme d’affaire, s’y était également rendu pour profiter de quelques opportunités. Durant son séjour à Zlava, il croisa une connaissance qui, à la vue de l’illustre élève du Gaon de Vilna, s’exclama : « Rav ‘Haïm, que faites-vous ici ? Qu’est-ce qui vous amène là ? » Sur le coup, rav ‘Haïm répondit innocemment qu’en sa qualité de changeur, il était venu faire des affaires.
Mais plus tard, l’intonation et les mots prononcés par son interlocuteur l’interpellèrent : « Que faites-vous ici ? Qu’est-ce qui vous amène là ? » Ces questions pour le moins banales le pénétrèrent profondément et ne lui laissèrent pas de répit. « En effet, s’interrogea l’élève du Gaon, qu’est-ce qui m’amène dans ce monde-ci ? Est-ce donc pour exercer le métier de changeur ? Alors certes, c’est exactement ce que je fais : j’échange la vie éternelle du Monde futur contre une existence triviale et éphémère ! » Sur-le-champ, rav ‘Haïm prit la ferme décision de changer totalement d’orientation : désormais, il consacrerait le plus clair de son temps à propager les enseignements de la Torah. De retour à Volozhin, il ouvrit une toute nouvelle affaire : l’édification d’une yéchiva, dont la notoriété dépassa toute espérance.
Lorsque bien plus tard, rav ‘Haïm évoqua lui-même ce changement de cap dans sa vie, suscité par les paroles innocentes de ce marchand juif, il l’agrémentait en rappelant les circonstances qui conduisirent à la nomination de Chaoul en tant que premier roi d’Israël.
Les versets du Prophète racontent qu’au moment où D.ieu enjoignit Chmouel d’oindre le jeune Chaoul – alors un parfait inconnu –, ce dernier était parti sur ordre de son père à la recherche d’ânesses égarées. Ignorant totalement le destin qui l’attendait, Chaoul, accompagné de son serviteur, parcourut de longues distances à la poursuite des ânesses de son père. Après plusieurs jours de recherches vaines, il se décida finalement à rentrer chez lui. Sur le chemin du retour, les deux jeunes hommes arrivèrent dans la ville du prophète Chmouel. Voyant cela, le serviteur dit à Chaoul : « Ecoute, un homme de l’Eternel vit dans cette ville. Cet homme est éminent, tout ce qu’il annonce se réalise. Allons donc le trouver, peut-être nous indiquera-t-il la route que nous aurions dû suivre » (Chmouel I 9, 6). A priori, les mots de ce jeune serviteur semblent incohérents : s’il souhaitait connaître le lieu où se cachaient les ânesses de son maître, il aurait dû s’exprimer au futur : « Peut-être nous indiquera-t-il la route que nous devons suivre ». Que lui importe à présent « la route que nous aurions dû suivre » ?
Ceci nous indique qu’à ce moment-là, les deux jeunes gens avaient compris que leurs péripéties n’avaient pas été vaines : si leurs pas les avaient conduits jusqu’ici, il y avait forcément une raison à cela, voulue et déterminée par le Ciel. Incapables de comprendre le sens de ce voyage stérile, leur souhait – en allant consulter le prophète – n’était pas de retrouver les ânesses, mais bien de comprendre la signification de leurs aventures.
Bilaam méritait une chance
Voici donc avec quel regard nous devons observer les aléas de notre existence : considérer chacun d’eux comme un message, et tenter d’en percer le secret.
Ces explications nous permettront de mieux comprendre l’épisode de l’ange qui se révéla à Bilaam. De fait, nous savons qu’en dépit de son indignité, ce dernier n’en était pas moins un prophète, qui était parvenu à l’insigne niveau de pouvoir consulter D.ieu. A cet égard, il méritait qu’on lui laisse une chance de réaliser son erreur et de rebrousser chemin.
De ce fait, son attitude attisa d’un côté la colère divine – « L’Eternel [Attribut de rigueur] s’emporta contre lui » –, parce que son choix de suivre les princes midianites était profondément pernicieux. Mais par ailleurs, ce même élan de colère divine fut suivi d’une profonde miséricorde : « Un ange de D.ieu [Attribut de miséricorde] se mit sur son chemin » – dans l’intention de le détourner de sa voie et lui offrir l’occasion de se repentir. Ce fut donc effectivement ces deux dynamiques – celle de la rigueur et celle de la miséricorde – qui conduisirent l’ange sur la route de Bilaam, à la fois pour le punir et pour le détourner de ses objectifs malsains.
Mais encore fallait-il que Bilaam comprenne cette nuance. Car comme nous l’avons vu, chaque homme est capable d’interpréter les signes du Ciel à bon escient. Si la subjectivité de chacun interfère évidemment dans ce décryptage, il demeure toutefois un certain nombre de signes évidents que l’on ne peut ignorer. C’est ainsi qu’on adressa des multiples messages à Bilaam – l’ange le détourna plusieurs fois de sa route, il se révéla à lui et son ânesse se mit même à parler pour lui indiquer la voie à suivre – mais pourtant, il continua à nier l’évidence. Au lieu de saisir cette perche qu’on lui tendait depuis le Ciel, il resta le même homme, perfide et cupide, qui s’entêta à suivre ses instincts jusqu’à sa perte.

Par Yonathan Bendennnoune,en partenariat avec Hamodia.fr