La période comprise entre Pessa‘h et Chavou‘oth , appelée ‘Omèr , est marquée, on le sait, par des pratiques proches de celles du deuil.

C’est ainsi, en particulier, que l’on ne fréquente pas les salons de coiffure et que l’on ne célèbre pas de mariages ( Choul‘han ‘aroukh , Ora‘h ‘hayim  493).

De fait, cette période a été marquée, tout au long de l’histoire, par des événements tragiques : Les massacres des communautés juives de France et d’Allemagne au moment des Croisades, ceux perpétrés en Pologne en 1648 et 1649 par Bogdan Chmielnicki et ses Cosaques, et bien d’autres encore…

A l’origine de cette fatalité est rapporté par le Talmud l’événement suivant :

«  Rabbi ‘Aqiva avait douze mille couples de disciples, répartis de Guivath à Antifras (en clair : « du nord au sud d’ Erets Yisrael  »), et ils sont tous morts à la même époque, la raison en étant qu’ils ne s’honoraient pas l’un l’autre. C’est pourquoi le monde a été dévasté ( Rachi  : « La Tora fut entièrement oubliée »), et ce jusqu’à ce que Rabbi ‘Aqiva se rende chez les « maîtres du sud » et y enseigne [la Tora ] à rabbi Méïr , à rabbi Yehouda , à rabbi Yossi , à rabbi Chim‘on [ bar Yo‘haï ] et à rabbi El‘azar ben Chamou‘a . Et ce sont eux qui ont rétabli la Tora [en Israël] à cette époque-là. […] Et l’on a enseigné dans une barayetha  que [les vingt-quatre mille disciples] sont tous morts de askara (« diphtérie »)… » ( Yevamoth  62b).

C’est en souvenir de cette catastrophe que nous portons le deuil pendant trente-deux jours, le trente-troisième ( lag ba‘omèr ) étant au contraire un jour de fête.

De nombreuses questions surgissent à la lecture de cette Guemara  :

En premier lieu, qu’ont fait de si grave les disciples de Rabbi ‘Aqiva , dont il est écrit qu’ils « ne s’honoraient pas l’un l’autre », raison pour laquelle ils sont morts ? D’autre part, pourquoi le texte parle-t-il de « douze mille couples », et non de « vingt-quatre mille disciples » ?

N’imaginons surtout pas que les vingt-quatre mille disciples de Rabbi ‘Aqiva sont morts parce qu’ils se seraient comportés comme des garnements dans une cour de récréation réglant leurs querelles personnelles. Ces étudiants étaient en réalité des personnalités de très haut niveau, et ils seraient devenus d’éminents chefs spirituels en Israël si… dans leurs relations avec leur compagnon d’étude ( ‘havroutha ), [le collège des disciples de Rabbi ‘Aqiva comptant douze mille ‘havrouthoth , d’où l’expression : « douze mille couples »], ils avaient témoigné à celui-ci du respect pour son point de vue, et s’ils ne s’étaient pas obstinés à vouloir à tout prix faire prévaloir le leur.

Si, idéalement, « la jalousie entre érudits augmente la sagesse » ( Baba Bathra  21a), encore doit-elle s’exprimer dans le respect de l’opinion de l’autre.

Dans la même ligne, le Maharcha ( Rabbi Chemouel Eliézèr Edels [Pologne 1555 – 1631]) explique qu’ils sont morts parce qu’ils n’ont pas respecté le verset : « … car [la Tora ] est ta vie et la longueur de tes jours… » ( Devarim  30, 20). Les disciples de Rabbi ‘Aqiva ont contrevenu à ce verset, car le manque de respect qu’ils portaient à la Tora de leur ‘havroutha signifiait une grave lacune dans la leur propre. C’est pour cette raison qu’ils ont perdu leurs vies et « la longueur de leurs jours ».

Ces décès se sont poursuivis, cette année-là, pendant toute la période s’étendant de Pessa‘h à Chavou‘oth , avec la seule exception du trente-troisième jour du ‘omèr .

Le Maharal ( ‘Hiddouchei aggadoth  1, 133) insiste, références talmudiques à l’appui ( Meguila  28a, Berakhoth  28b), sur l’importance du respect dû à autrui. Lui témoigner de la considération est la condition même d’une longue vie. Et c’est parce que les disciples de Rabbi ‘Aqiva n’y ont pas été attentifs qu’ils ont été fauchés par une maladie mortelle. Leurs décès se sont situés précisément entre Pessa‘h et Chavou‘oth , période du calendrier pourtant faste, et ils sont morts de cette affection mystérieuse appelée askara pour que l’on sache sans le moindre doute que leur mort a été une punition et que ses causes n’étaient pas naturelles.

La période qui sépare Pessa‘h de Chavou‘oth , poursuit le Maharal , est marqué par l’honneur dû à la Tora , et les disciples de Rabbi ‘Aqiva ont disparu parce qu’ils ne lui témoignaient pas cet honneur ( kavod ). Or, la guematria (« valeur numérique ») des lettres composant le mot kavod est précisément trente-deux.

C’est pour cette raison que l’épidémie a cessé le trente-troisième jour du ‘omèr ( lag ba‘omèr ), seuls ceux qui avaient déjà contracté la maladie étant morts ensuite.

Pourquoi la mort des disciples de Rabbi ‘Aqiva , pour tragique qu’elle ait été, mérite-t-elle encore aujourd’hui trente-deux jours de deuil, alors que le peuple juif, depuis la destruction des deux Temples jusqu’à la Choah , en passant par les Croisades, l’Inquisition, et d’autres massacres encore, a subi des catastrophes bien plus meurtrières, que nous ne marquons cependant pas par des célébrations particulières ?

Si, en outre, les disciples de Rabbi ‘Aqiva sont morts à cause de leurs fautes, pourquoi portons-nous leur deuil ? Leur punition n’était-elle pas méritée ?

Pour comprendre cet épisode qui a donné lieu à ce deuil, il faut le replacer dans le contexte de son époque. Nous sommes vers l’an 135 de l’ère commune, une soixantaine d’années après la destruction du deuxième Temple, et une révolte a éclaté contre les Romains : celle de Bar Kokhba .

Pendant quelque temps, Rabbi ‘Aqiva , persuadé que celui-ci était le Messie, lui a apporté son entier soutien ( Yerouchalmi Ta‘anith  4, 5). Cependant, lorsque Bar Kokhba accusa de trahison Rabbi El‘azar (son oncle, selon certaines sources) et le fit exécuter, Rabbi ‘Aqiva cessa d’en être le défenseur.

On connaît la suite : Les Romains ont remporté sur Bar Kokhba et ses partisans une victoire décisive, ils ont pris et détruit Bétar, en même temps qu’ils se sont livrés à de terribles massacres sur les Juifs restés en Judée.

Avec ces catastrophes se sont éteints pour longtemps les espoirs d’une proche venue du Messie. Bar Kokhba n’a pas été un faux Messie, mais un Messie manqué. Sa défaite a été un immense désastre. Pour Dion Cassius, historien grec de Rome, celui-ci aurait coûté aux Juifs 580 000 victimes tuées par l’épée, en plus de celles qui sont mortes de faim et de maladie.

C’est pour cette raison-là que nous portons aujourd’hui encore le deuil. Si la période du ‘omèr est marquée par de la tristesse, ce n’est pas seulement à cause des élèves de Rabbi ‘Aqiva , mais surtout à cause de la faillite de l’espérance qu’avait fait éclore Bar Kokhba . Tous les malheurs, toutes les persécutions, tous les massacres dont nous avons été victimes depuis la révolte qu’il a fomentée portent la marque des événements qui l’ont marquée ou qui l’ont suivie.

Il est certain que les récits contenus dans le Talmud sont restés fortement imprégnés de la terreur qu’ont fait régner les conquérants romains, et l’on peut penser qu’ils sont parfois marqués par la crainte de la censure que ceux-ci ont imposée sur les ‘hakhamim .

Lorsque la Guemara écrit que les disciples de Rabbi ‘Aqiva « ne s’honoraient pas l’un l’autre », nous ne comprenons pas exactement ce que veut dire cette expression, mais nous pouvons essayer de la « décoder ».

Nous savons que ces disciples étaient des hommes de haute stature, et donc que leurs fautes et leurs déficiences, de faible gravité si on les avait pesées à l’aune de nos valeurs actuelles, devaient en revanche être perçues avec sévérité à leur époque.

Un ilot de sérénité est cependant apparu dans cet océan de larmes : Nous avons vu que Rabbi ‘Aqiva , après la catastrophe, s’est rendu « chez les maîtres du sud » où il a eu cinq nouveaux disciples, dont rabbi Chim‘on bar Yo‘haï . Celui-ci, on le sait, a révélé à ses propres disciples les secrets de la mystique contenus dans le Zohar . Nous savons également que les Romains l’ont condamné à mort, mais qu’il a été miraculeusement sauvé et qu’il a survécu de longues années, après quoi il a été emporté au Ciel (voir Chabbath  33b).

C’est en son souvenir que lag ba‘omèr a été institué comme une fête, et que toutes les restrictions qui marquent les semaines précédentes sont alors levées.

Notre rêve messianique, s’il a été retardé, ne s’est pas affaibli. Il s’est renforcé, bien au contraire, au cours des générations. Mais si lag ba‘omèr en marque le réveil, c’est à travers les mystères du Zohar . Aussi ne peut-on pas en parler aussi ouvertement que nous le faisons, autour de la table du Sédèr , des événements de la sortie d’Egypte. Il ne peut être évoqué qu’à travers l’écran derrière lequel se dissimulent les secrets révélés par rabbi Chim‘on bar Yo‘haï .

Voilà pourquoi ce sont les malheurs qui ont traversé la vie de Rabbi ‘Aqiva qui marquent cette période, comme pour marquer les limites infranchissables de ces secrets.

Jacques KOHN ZAL