Dans notre paracha, la Torah relate que le peuple hébreu se plaignit amèrement de la Manne : « Qui nous donnera de la viande à manger ? Il nous souvient du poisson que nous mangions pour rien en Egypte, des concombres et des melons […] Maintenant, nous manquons de tout : point d’autre perspective que la manne ! » (Bamidbar 11, 4-5).


Si le sens premier de ces protestations semble évident, Rachi rapporte à ce sujet (sur le verset 10) une interprétation midrachique bien moins proche du texte : « ‘Le peuple gémit groupé par familles’ – c’est-à-dire qu’il gémit sur les affaires de famille, à cause des unions incestueuses qui leur furent interdites. » Qu’est-ce qui incita nos Sages à extrapoler ainsi les versets de leur contexte d’origine ? Pourquoi passer d’une question d’ordre purement gastronomique, à des considérations matrimoniales autrement plus sévères ?
En vérité, cette tendance propre au Midrach revient dans de très nombreuses occurrences : par exemple, au début de la paracha de Vayigach, Yéhouda s’efforce d’intercéder en faveur de ses frères auprès du vice-roi d’Egypte, dont il ignore encore la véritable identité. Il lui déclare notamment : « Car tu es l’égal de Pharaon » (Béréchit 44, 18). Là aussi, Rachi offre à ces mots différentes interprétations : « Tu es à mes yeux aussi important que Pharaon ; tel est le sens premier du verset. Mais selon le Midrach : Tu finiras par être frappé de la lèpre comme le fut Pharaon […] Ou encore : de la même façon que Pharaon ne respecte pas ses décrets, toi aussi tu agis de même […] Ou encore : si tu continues à m’irriter, je vous tuerai, toi et ton maître ! » N’oublions pas qu’à cet instant, Yéhouda s’efforce d’attendrir le ministre égyptien pour obtenir sa clémence. Alors pourquoi nos Sages lui attribuent-ils des propos allant dans le sens inverse ?
Selon rav Yaacov Kaminetski (Emet LéYaacov), la réponse à cette question est la suivante : ces interprétations ne sont en fait pas une lecture différente des versets de la Torah, mais une analyse profonde de l’âme de ces personnages.
De fait, nos nombreuses fonctions psychiques interfèrent, avec plus ou moins d’intensité, sur notre expression verbale. Une parole est la manifestation non pas d’une pensée, mais de l’ensemble des volontés et des sentiments qui nous habitent, et qui s’extériorisent d’une manière ou d’une autre par les mots prononcés. La psychologie moderne accorde d’ailleurs une grande importance à ces manifestions du conscient et de l’inconscient, en désignant notamment le choix des mots ou les erreurs de langage, tels les lapsus. On peut ainsi affirmer que chacune de nos paroles renferme un pchat [sens littéral], un drach [sens allégorique], un rémez [sens allusif] et un sod [un secret]
Selon le rav Kaminetski, ceci constitue le fondement sur lequel repose le Midrach : nos Sages, grâce à leurs connaissances du psychisme humain ou à l’aide de visions quasi-prophétiques, surent déceler dans chaque parole citée dans la Torah les différentes pensées, conscientes ou inconscientes, auxquelles elle se réfère. La manière dont la Torah rapporte les propos d’un personnage biblique laisse transparaître, à travers mille nuances, tous les sentiments qui l’habitaient à ce moment-là. On ne doit ainsi voir aucune contradiction entre telle ou telle interprétation du verset ; au contraire, « les unes comme les autres sont l’expression du D.ieu vivant », affirme le Talmud (Guittin 6/b) – c’est-à-dire que chaque lecture du verset révèle l’une des multiples pensées accompagnant les paroles prononcées.
Ainsi, lorsque Yéhouda se présente devant le vice-roi d’Egypte, il est d’une part certain qu’il cherchât à l’amadouer, mais d’un autre côté, la comparaison avec Pharaon reste assez incohérente dans ce contexte. Pareillement dans notre paracha, il est assez aberrant de voir le peuple hébreu, qui vécut des expériences d’une portée inouïe pendant les dernières années, se plaindre à présent de ne pas manger « du poisson, des concombres et des melons »… D’autant plus qu’il n’était alors nullement question de leur survie, comme ce fut le cas lorsqu’ils manquèrent d’eau : la manne s’offrait à eux quotidiennement, et leurs doléances portaient uniquement sur le goût de ces aliments qu’ils n’arrivaient pas à retrouver dans la nourriture céleste.
Nos Sages comprirent donc que derrière ces mots, se cachait en vérité une intention bien différente. Le peuple cherchait en vérité un prétexte – c’est-à-dire une cause factice – pour laisser exprimer leur frustration due à l’interdiction des incestes. Car le Midrach n’est pas une interprétation différente du verset, mais une lecture des motivations intimes et profondes qui animent les hommes.

Par Yonathan Bendennnoune