Arrivé en Mésopotamie, Eliézer, le serviteur d’Avraham, se met en quête d’une épouse pour Its’hak. En voyant que Rivka répond à tous les critères désignés dans sa prière, il se tourne vers Béthouel et Lavan, le père et le frère de la jeune fille, pour leur demander sa main. Ceux-ci répondent alors en chœur : « La chose émane de D.ieu même ! » (Béréchit 24, 50).

Déclarer avec conviction que « la chose émane de D.ieu » n’est certes pas peu de choses. Il fallait être capable de comprendre qu’un destin exceptionnel attendait la femme du futur second patriarche, pour admettre que cette union était voulue par D.ieu. Nos Sages le confirment en disant : « D’où la chose a-t-elle émané ? [De la déclaration même de Lavan et Béthouel :] ‘Qu’elle soit l’épouse du fils de ton maître, comme l’a décidé l’Eternel !’ » (Béréchit Rabba 60). C’est-à-dire que tous les signes et prodiges qui se déroulèrent en faveur d’Eliézer furent, à leurs yeux, un fidèle témoin que c’est bien « l’Eternel qui l’a décidé ».
Ceci étant, un autre avis apparaît dans ce même Midrach : « D’où la chose a-t-elle émané ? Du mont Moria. » Pour mieux saisir le sens de cette réponse, rav Zalman Sorotskin (Oznaïm LaTorah) nous invite à reconsidérer tout le contexte de cette proposition de mariage.
Le fils du roi
Déjà en ces temps, Avraham jouissait d’un formidable prestige dans toute cette contrée du monde. Il avait la réputation d’être « le prince de l’Eternel » – comme le lui déclarent les enfants de ‘Het au début de notre paracha –, et au moment où il vainquit les quatre despotes, tous les rois de la contrée voulurent l’élire leur chef suprême (comme le raconte le Midrach sur Lekh Lékha). Par conséquent, quoi de plus étonnant que de constater une certaine réserve quant à la proposition de mariage d’Its’hak. Tout d’abord, nous voyons qu’Avraham et Eliézer eux-mêmes s’inquiétèrent d’emblée que « peut-être la jeune fille ne voudra-t-elle pas le suivre ». En s’adressant à Béthouel et Lavan, Eliézer était encore animé du même état d’esprit, au point de les supplier presque d’accéder à sa requête : « Si vous voulez agir avec bonté et justice envers mon maître, dites-le-moi » (verset 49). Qui refuserait donc une proposition de mariage avec le fils d’un dignitaire de la plus haute importance ? Qu’est-ce qui suscita ces craintes chez Avraham et son serviteur ? D’autant plus qu’en fin de compte, Béthouel envisagea effectivement de renoncer à laisser Rivka partir, et c’est pourquoi un ange vint le tuer pendant la nuit. Pour quels motifs refusa-t-il finalement cette proposition en or ?
Retour à la vie normale
La clé de la réponse réside, selon le rav Sorotskin, dans la chronologie de ces événements, qui survinrent juste après l’épisode de la ligature d’Its’hak. Le monde entier avait eu vent de l’ordre divin de sacrifier Its’hak sur un autel. Et à ce titre, beaucoup le considéraient désormais comme un « bien divin », destiné à vouer son existence à l’ascétisme le plus radical. Et bien que D.ieu ait finalement délié Avraham de cet engagement – « ne porte pas la main sur le jeune homme et ne lui fais aucun mal » – le doute persistait sur ce contrordre. D’aucuns n’hésitèrent pas à le mettre en doute, soupçonnant Avraham d’avoir finalement renoncé à sacrifier son fils. Et même ceux qui l’admirent continuaient d’entretenir des doutes quant à sa signification : peut-être Its’hak devait-il désormais s’isoler du monde, vivre comme un ermite le restant de ses jours sans jamais s’unir à une femme ? N’était-il pas, après tout, une « offrande » que D.ieu s’était choisi ?
Seuls les plus fidèles disciples d’Avraham – Eliézer, Aner ou Echkol –, qui avaient foi dans toutes les paroles du patriarche, reconnurent que D.ieu, après avoir annulé le sacrifice d’Its’hak, le délia également de sa consécration et lui permit de retourner à une vie temporelle. Ceci fut d’ailleurs clairement énoncé par l’ange, sur le mont Moria : « Je multiplierai ta descendance comme les étoiles du ciel… » – c’est-à-dire la descendance dont il est dit : « C’est la postérité d’Its’hak qui portera ton nom » (21, 12). C’est à ce titre que, dans le contrordre divin, apparaissent deux expressions : « Ne porte pas la main sur le jeune homme et ne lui fais aucun mal » – tu ne dois ni le sacrifier, ni le consacrer à une existence ascétique.
A cet égard, les proches disciples d’Avraham – notamment Eliézer – envisageaient une union entre leur fille et Its’hak comme une formidable opportunité. Et aucun d’eux n’émit la moindre réserve, sachant qu’Its’hak était appelé à donner une longue descendance.
Paradoxalement, les peuples cananéens non plus n’avaient aucune réticence à accepter une union avec le fils d’Avraham. Ils étaient si pétris d’impureté et d’idolâtrie que la « sanctification » d’Its’hak n’avait aucun sens pour eux. A leurs yeux, seuls comptaient les formidables avantages d’une union avec le « dignitaire du pays »…
Mais dans la famille d’Avraham, cette question se posa de manière beaucoup plus cruciale. Comme en témoignent différents versets, bien que tous servaient alors les idoles, ils conservaient pour autant une certaine attache à la croyance d’un D.ieu unique. Leurs cultes idolâtres ne les empêchaient pas de croire dans la Toute-puissance d’un Créateur, tout en admettant que certains autres pouvoirs célestes puissent également influencer leur vie (voir Michné Torah, Avoda Zara). Par conséquent, la « sanctification » d’Its’hak revêtait à leurs yeux une grande signification. Conscients de cette situation, Avraham et Eliézer craignirent, à juste titre, que personne n’accepte une telle union – en dépit du formidable prestige dont jouissait alors le patriarche – par crainte de contredire la volonté divine.
Et de fait, qu’est-ce qui convainquit Béthouel et Lavan qu’Its’hak était voué à donner une descendance ? Les nombreux miracles qui se déroulèrent sur la route d’Eliézer. En apprenant que tant de « concours de circonstances » avaient accompagné sa mission, ils comprirent que – « la chose émane de D.ieu ». Et, comme le demande notre Midrach, d’où cette chose émana-t-elle ? « Du mont Moria. » C’est en effet sur le mont Moria qu’il fut annoncé à Avraham que sa descendance – à savoir Its’hak – « se multiplierait comme les étoiles du ciel ». C’est la raison pour laquelle ils renoncèrent à répondre à Eliézer « ni en mal ni en bien », car si la chose n’avait pas été voulue par le Ciel, D.ieu n’aurait certainement contribué à sa mission avec tant de miracles. Laissant de côté leur scepticisme, ils admirent qu’Its’hak avait été délié de sa sanctification.
Mais pendant la nuit qui suivit, la vive impression laissée par le récit d’Eliézer commença à s’estomper, et Béthouel fut à nouveau assailli de doutes, craignant qu’Avraham ne cherche à la duper en cachant la véritable destinée de son fils. Tant et si bien qu’il décida soudain de refuser la main de Rivka à Its’hak. Un ange dut alors intervenir et mettre fin à ses jours, pour qu’il ne puisse pas contrarier le projet divin. De même, Lavan et sa mère furent également pris de soupçon pendant la nuit, et c’est pourquoi, au matin, ils annoncèrent à Eliézer : « Que la jeune fille reste avec nous quelque temps, ou une dizaine de mois… » Pour leur rappeler le nombre considérable de miracles qui accompagnèrent sa mission, Eliézer répéta alors succinctement son récit de la veille : « Ne me retenez pas, car l’Eternel a fait réussir mon voyage. » Ce qui finit de les convaincre.
D’ailleurs, au moment où ils se séparèrent de Rivka, ils la bénirent en ces termes : « Puisses-tu devenir des milliers de myriades, et puisse ta postérité conquérir la porte de ses ennemis ! », faisant écho à la bénédiction de l’ange, prononcée sur le mont Moria : « Je multiplierai ta descendance comme les étoiles du ciel (…) et ta postérité conquerra les portes de ses ennemis. » Car c’est bien cette bénédiction qui convainquit la famille de Rivka de la laisser s’unir au second patriarche.Par Yonathan Bendennnoune, en partenariat avec Hamodia.fr