Le livre des « Juges »

 

Nous commençons ici une série d’articles consacrés au livre du Tanakh appelé Séfèr Choftim (« Livre des “Juges” »)

Ce n’est pas seulement du point de vue de la fixation du canon biblique que le livre des « Juges » (Séfèr Choftim) s’intercale entre ceux de Josué et de Samuel, mais il est le reflet d’un tournant qui s’est opéré entre les époques couvertes par ces deux écrits.

Alors que les enfants d’Israël ont servi Hachem « tous les jours de Josué » (2, 7 [*Les références indiquées sans mention du titre de l’ouvrage sont du séfèr Choftim]), ils se sont rapidement rendus infidèles après la mort de celui-ci, dans des conditions que détaille notre livre.

C’est seulement sous Samuel qu’ils sont redevenus loyaux envers la Tora (« … et la main de Hachem fut sur les Philistins pendant tous les jours de Samuel » [I Samuel 7, 13], Ralbag ajoutant [ad loc.] que cette période a été également marquée par la paix entre Israël et les Amorréens).

On pourrait résumer le livre des « Juges » en faisant appel à deux versets, rédigés en des termes rigoureusement identiques : « En ces jours-là, il n’y avait pas de roi en Israël ; chacun faisait ce qui était droit (yachar) à ses yeux » (17, 6 et 21, 25).

Et d’ailleurs un Tanna, Rabbi Chemouel bar Na‘hmani, se référant à ce verset, appelle ce livre, non sans une certaine ironie, le Séfèr ha-yachar – littéralement : « le livre du droit » – (‘Avoda zara 25a).

Cette désignation traduit l’état de semi-anarchie qui a prévalu pendant toute cette période, caractérisée par une autonomie presque totale des tribus les unes par rapport aux autres.

« Vous prendrez possession du pays, et vous y habiterez, car Je vous ai donné le pays pour le posséder. […] Et si vous ne dépossédez pas à votre profit les habitants du pays, ceux d’entre eux que vous laisserez de reste seront comme des épines dans vos yeux et comme des piquants dans vos flancs ; ils vous opprimeront dans le pays que vous habiterez » (Bamidbar 33, 53 et 55).

Le livre des « Juges » (Choftim) constitue l’illustration de cette promesse faite par la Tora aux enfants d’Israël : Si vous ne prenez pas intégralement possession de la terre de Canaan, les populations que vous aurez épargnées seront « comme des épines dans vos yeux et comme des piquants dans vos flancs ». Elles vous opprimeront dans le pays même que vous aurez conquis.

Nous reviendrons plus loin en détail, en étudiant le premier chapitre du livre, sur les défaillances commises par plusieurs tribus.

On peut dire que la période décrite par le livre des « Juges » est caractérisée par deux séries d’événements :

  • L’absence de pouvoir central chez les enfants d’Israël (« … il n’y avait pas de roi en Israël »), et l’inexistence de toute unité nationale. La seule autorité reconnue est celle de la tribu.
  • Des guerres incessantes menées contre des ennemis extérieurs, comme Ammon, Moab, Midian, ou intérieurs, comme les Cananéens et les Philistins.

On peut relever d’importantes différences de tonalité entre les premiers « grands » choftim (‘Othniel, Ehoud, Chamgar, Devora) et les derniers (Gédéon, Jephté, Samson) :

  • L’enthousiasme et l’engagement religieux sont très forts chez les premiers, plus discrets chez les derniers.
  • L’élection des premiers est voilée, tandis qu’elle est réalisée par le biais d’une intervention divine explicite chez les derniers, surtout chez Gédéon et Samson.
  • La fin des derniers choftim est marquée par un effondrement ou une faillite, ce qui n’est jamais le cas chez les premiers.
  • Les succès de Gédéon et de Samson sont obtenus par des moyens surnaturels. Les combats et les guerres menés par les autres choftim paraissent dus à leur seule habileté, même si la main de Hachem apparaît toujours en arrière-plan.

La tradition talmudique (Baba Bathra 14b) nous apprend que c’est le prophète Samuel qui a rédigé le séfèr Choftim. Cet enseignement s’appuie sur deux considérations :

En premier lieu, les deux versets : « Ils dressèrent pour eux l’image taillée de Mikha, qu’il avait faite, pendant tout le temps que la maison de Dieu fut à Chilo » (18, 31) et : « Les enfants d’Israël interrogèrent Hachem, et l’arche de l’alliance de Dieu était là, en ces jours » (20, 27) attestent que sa rédaction a été postérieure au retrait de l’Arche de Chilo. Or, c’est pendant la prêtrise de ‘Eli que les Philistins s’en emparèrent (I Samuel, chapitre 4).

En second lieu, on trouve à plusieurs reprises dans le séfèr Choftim l’indication selon laquelle « il n’y avait pas, en ces jours-là, de roi en Israël ; chacun faisait ce qui était bon à ses yeux » (17, 6 ; 18,1 ; 21, 25).

Or, cette mention ne peut se comprendre que sous la plume du prophète Samuel, qui a joué un rôle essentiel dans l’institution de la royauté en Israël (I Samuel, chapitre 8).

Plusieurs versets bibliques confirment d’ailleurs à l’évidence que ce livre a été écrit avant le règne de David :

II Samuel 11, 21 : « Qui frappa Avimélèkh, fils de Yeroubécheth ? N’est-ce pas une femme qui jeta sur lui, de dessus la muraille, une meule tournante, et il en mourut à Tévèts ?… », ce verset se référant nécessairement à : « Avimélèkh s’en alla à Tévèts, et campa contre Tévèts et la prit […] une femme jeta sur la tête d’Avimélèkh une meule tournante, et lui brisa le crâne » (9, 50 et 53).

Psaumes 68, 9 : « La terre trembla ; les cieux aussi distillèrent des eaux devant Dieu, Sinaï suinta devant Hachem, Dieu d’Israël. » Cette formulation est très proche de :

« Hachem ! quand Tu sortis de Sè‘ir, quand Tu T’avanças des champs d’Edom, la terre trembla, et les cieux distillèrent, et les nuées distillèrent des eaux. Les montagnes se fondirent devant Hachem, Sinaï suinta devant Hachem, le Dieu d’Israël » (5, 4 et 5).

Et le prophète Samuel lui-même rappellera : « Ils oublièrent Hachem, leur Dieu, et Il les vendit en la main de Sissera, chef de l’armée de ‘Hatsor, et en la main des Philistins, et en la main du roi de Moab, qui leur firent la guerre » (I Samuel 12, 9).

Chronologie

Dans quelle époque de l’histoire la période des « Juges » se situe-t-elle ?

Selon le Sédèr ‘Olam, la sortie d’Egypte a eu lieu en 2448, soit en 1313 ans avant l’ère commune.

Ajoutons les quarante ans de la traversée du désert et les vingt-huit ans pendant lesquels Josué a dirigé les enfants d’Israël (Rachi 11, 26 ; Sédèr ‘Olam, chap. 12). On peut donc dire que la période des « Juges » a commencé en 2448 + 40 + 28 = 2516 (1244 avant l’ère commune).

Il résulte d’autre part du discours adressé par Jephté au roi de ‘Ammon (« Pendant qu’Israël a habité ‘Hechbon et les villages de son ressort, et ‘Aro‘èr et les villages de son ressort, et toutes les villes qui sont le long de l’Arnon, pendant trois cents ans, pourquoi ne les avez-vous pas délivrées en ce temps-là ? » – 11, 26) que trois cents ans se sont écoulés depuis la fin de la traversée du désert, époque de la victoire des enfants d’Israël sur Si‘hon, roi des Amorréens et souverain de ‘Hechbon (Bamidbar chapitre 21).

Il en résulte que la judicature de Jephté a commencé en 2788 (972 avant l’ère commune).

Ajoutons les 40 ans de servitude aux Philistins (13, 1) et les 40 ans de Samson (15, 20 et 16, 31, selon Bamidbar Rabba 14, 9), soit 2868, de sorte que la période des « Juges » se serait terminée en 892 avant l’ère commune.

On peut donc dire que la période des « Juges » s’est étendue de 2516 à 2868 (1244 à 892 avant l’ère commune), soit pendant 352 ans.

à suivre…

Jacques KOHN