Le livre des « Juges » partie VI

 

Continuant la série d’articles que nous consacrons au livre du Tanakh appelé Séfèr Choftim (« Livre des Juges »), nous allons nous pencher aujourd’hui sur une tribu qui occupe une place essentielle dans ce livre, celle de Dan.

La tribu de Dan

De toutes les tribus d’Israël, c’est celle de Dan qui occupe la première place dans le séfèr Choftim. C’est d’elle, en effet, qu’est issu Samson, le plus célèbre des « Juges ». D’autre part, elle se place à l’avant-scène dans le récit, nettement moins glorieux, dit de « l’idole de Mikha ».

Pour comprendre ce qui fait la singularité de cette tribu, il faut se référer aux bénédictions que lui ont transmises d’abord Jacob, puis Moïse.

Bénédiction de Jacob : « Dan jugera son peuple, comme une des tribus d’Israël. Que Dan soit (yehi) un serpent sur le chemin, une vipère sur le sentier qui mord les talons du cheval, alors que son cavalier tombe en arrière. En ton secours, j’espère, Hachem ! » (Berèchith 49, 16 à 18).

Bénédiction de Moïse : « Dan est un lionceau, s’élançant depuis le Bachane » (Devarim 33, 22).

Ces deux bénédictions semblent présenter une contradiction fondamentale : Dans la première, Dan est décrit comme un serpent et une vipère, c’est-à-dire comme un animal tapi dans son antre ou dans un buisson. Dans la seconde, en revanche, il apparaît comme un lionceau, et qui plus est, comme un lionceau s’élançant depuis le Bachane.

Pour résoudre cette contradiction, il faut se pencher sur les infortunes qu’a connues cette tribu après la conquête d’Erets Yisrael.

Selon le livre de Josué (19, 40 et suivants), elle aurait dû recevoir un territoire limité par les localités suivantes (les indications entre parenthèses correspondent aux annotations de Yehouda Qil [Da‘ath Miqra] qui s’est efforcé de les localiser dans la géographie actuelle d’Erets Yisrael) :

« Le septième sort échut à la tribu des fils de Dan, selon leurs familles. Le territoire de leur héritage fut : Tsore‘a, et Echtaol, et ‘Ir-Chémech (Beith-Chémèch ?), et Cha‘alabin (Cha‘alvim), et Ayalon (Tel al-Qavqa ?), et Yithla (Beith-Toul, située à 5km au sud-est d’Ayalon), et Elon (Elon Beith-‘Hanan, situé à côté de Beith-Chémèch [I Rois 4, 9] ?), et Timnatha (Timna), et ‘Eqron (ville située non loin de Timna), et Elteqé (lieu indéterminé), et Guibethon (lieu indéterminé), et Ba‘alath (près de l’actuel Yavné), et Yehoud (lieu de l’actuel Yehoud), et Benei-Beraq (Ibn Iberaq, près de l’actuel Benei-Beraq), et Gath-Rimmon (près de l’actuel Ramath Gan ?), et Mei-Yarqon (au nord de l’actuel Tel-Aviv ?), et Raqon (lieu indéterminé), avec la frontière vis-à-vis de Jaffa. »

En d’autres termes, le territoire alloué à la tribu de Dan correspondait approximativement, selon ces versets, à ce que l’on appelle aujourd’hui le Gouch Dan, c’est-à-dire la région entourant Tel-Aviv.

Cependant, « les Amorréens repoussèrent dans la montagne les enfants de Dan, car ils ne leur permirent pas de descendre dans la vallée. Et l’Amorréen voulut habiter dans la montagne de ‘Hérès, à Ayalon et à Che‘alvim ; mais la maison de Joseph devint si puissante qu’ils furent soumis à tribut » (Choftim 1, 34 et 35).

Par la suite, la plus grande partie du district attribué à Dan fut conquise par les Philistins, et ceux-ci y établirent une « Pentapole », c’est-à-dire une fédération de cinq villes : Ashdod, Gaza, Gath, Achqelon et ‘Eqron (voir Radaq ad Choftim 3, 3).

Mais nous venons de voir que Moïse a associé la tribu de Dan avec le Bachane, territoire situé au-delà du Jourdain. Or, après que le peuple juif eut conquis le royaume de ‘Og, roi de Bachane, ce territoire a été donné à la tribu de Manassé : « Yaïr fils de Manassé prit tout le district d’Argov, jusqu’à la limite du Guechouri et du Ma‘akhathi, il appela de son nom le Bachane ‘Havoth Yaïr, jusqu’à ce jour-ci » (Devarim 3, 14).

Pourquoi Moïse associe-t-il Dan avec le Bachane, un territoire qui ne devrait pas lui appartenir ? Rachi, se conformant au Midrach, explique que ce verset entend nous faire savoir quel fut, dans la réalité, le lot attribué à cette tribu.

Le séfèr Choftim rapporte l’échec de l’implantation de la tribu de Dan dans le territoire qui lui avait été accordé à l’origine, ainsi que sa marche vers le nord, sa conquête de la ville de Layich, où elle a développé la ville de Dan.

Or, plusieurs indications confirment les prétentions territoriales de Dan sur la haute vallée du Jourdain.

En premier lieu, un enseignement talmudique nous apprend (Bekhoroth 55a ; voir aussi Da‘ath Zeqènim, Devarim 33, 22) que le Jourdain s’appelle ainsi (Yardèn) parce qu’il « descend (yorèd) de Dan ».

Il est indiqué d’autre part, à propos du pectoral du kohen gadol, que la troisième rangée de pierres était composée d’une opale (léchèm), d’une agate et d’un jaspe (Chemoth 28, 19). Or, le Midrach (Chemoth Rabba 38, Bamidbar Rabba 2, 7 ; voir aussi Targoum yerouchalmi et Rachi ad Choftim 18, 27) nous apprend que cette opale portait le nom de Dan, et ce en raison du lien unissant cette tribu à la ville de Léchèm, ancien nom de Layich qui prendra celui de « Dan » après sa conquête.

Il est en effet indiqué dans le livre de Josué (19, 47) que « les enfants de Dan montèrent et combattirent contre Léchèm, ils la prirent, et la frappèrent par le tranchant de l’épée, ils en prirent possession et y habitèrent ; et ils appelèrent Léchèm, Dan, du nom de Dan, leur père ».

Ce verset est à compléter par un autre : « Ils appelèrent le nom de la ville : Dan, d’après le nom de Dan leur père, l’un des fils d’Israël ; mais la ville, antérieurement, s’appelait Layich » (Choftim 18, 29).

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Si la bénédiction de Moïse concerne la conquête par Dan de son territoire dans le nord, dans le Golan et le Bachane, pourquoi semble-t-il complimenter cette tribu pour cet acte ?

Autre question : Pourquoi Moïse parle-t-il d’un lionceau, alors que Jacob avait béni Dan en le comparant à un serpent (« un serpent sur le chemin, une vipère sur le sentier… » [Berèchith 49, 17]) ?

On peut suggérer la réponse suivante :

Moïse savait que la tribu de Dan aurait du mal à conquérir son territoire.

Il est dans la nature du serpent de tournoyer autour de sa proie, de tenter de contourner les obstacles qui se dressent devant lui.

Il n’attaque pas de front les contrariétés et les ennemis, mais il essaie de se jeter sur eux en les contournant.

Telle a été la tactique employée par les descendants de Dan, quand ils ont quitté leur premier territoire pour se diriger vers des lieux plus faciles à conquérir.

Mais Moïse leur a ordonné d’être comme les lions, à l’instar de la tribu de Juda qui affrontait ses ennemis à visage découvert afin de triompher d’eux face à face.

Le Bachane n’est pas territoire de Dan, et il n’est pas dans les manières du serpent de « bondir en avant ».

Moïse a octroyé à cette tribu une force supplémentaire, transformant ses hommes en des lions, et leur adressant un message clair :

Le Bachane n’est pas votre territoire.

Il ne vous servira que de point de départ et de « piste d’envol » jusqu’à ce que vous ayez atteint la capacité de combattre convenablement et d’hériter de votre lot.

Jusqu’à ce que vienne ce moment, il est vrai, ils ne sont que des « lionceaux », mais ils grandiront et bondiront du Bachane pour recueillir leur véritable territoire.

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Quant à l’imploration : « En ton secours, j’espère, Hachem ! », qui clôture les paroles adressées à Dan par Jacob, elle paraît bien compréhensible, explique le rabbin Elie MUNK (La voix de la Thora) lorsqu’on passe ses futures destinées en revue : « Du point de vue de sa situation géographique en Terre Promise, la tribu de Dan était la plus exposée de toutes. Mais elle était aussi la plus vulnérable sur le plan moral. Elle est nettement désignée comme formant “le point noir” dans le camp d’Israël, et elle a besoin d’être entourée des deux tribus méritantes d’Aser et Naftali (Bamidbar Rabba 2). Elle apparaît, en effet, comme étant la “tribu des idolâtres”. C’est Dan qui a accueilli l’idole de Mikha (Choftim chap. 18), identique à celle que la tribu avait emmenée avec elle à la sortie d’Egypte (Sanhédrin 103 b). Plus tard, seuls les enfants de Dan allèrent adorer les veaux d’or érigés par le roi Jéroboam à Dan (I Rois 12, 30). Cette infidélité avait déjà arrêté, des siècles auparavant, l’élan du patriarche Abraham dans sa guerre contre les Rois (cf. Berèchith 14, 14). En entrevoyant ce sombre avenir, Jacob craignait que la tribu tout entière ne subisse le même sort tragique que Samson, son plus éminent représentant, dont la chute sera due, elle aussi, à son mariage avec une femme d’origine étrangère. Aussi implora-t-il l’assistance divine pour cette tribu. »

à suivre…

Jacques KOHN