Le deuil que nous portons pendant ces trois semaines de Ben haMétsarim commémore les événements survenus avec la destruction de Jérusalem. Un deuil vibrant, interpellant, parce qu’il ne rappelle pas seulement les souffrances humaines liées à cette tragédie, mais essentiellement la perte des deux Temples de Jérusalem.

Lorsqu’un homme prend le deuil, il s’agit généralement pour lui d’une remise en question individuelle, d’un appel à méditer sur la perte subie et sur la souffrance occasionnée par elle. Lorsqu’un proche disparaît, on s’efforce de comprendre sa propre douleur, de l’exprimer avec des pleurs et des mots et de déceler le message qui s’en dégage. Ce deuil est celui que l’on pourrait qualifier d’individuel, parce que chacun le perçoit à sa manière, selon sa propre sensibilité.
Mais au fil de ses siècles d’exil, le peuple juif a dû apprendre à porter un second type de deuil : le deuil collectif, qui s’adresse à l’ensemble de la nation. Lorsqu’une nation – dans sa dimension collective – s’endeuille, ce n’est pas tant la douleur vécue qui suscite les larmes, mais essentiellement les conséquences dues à la perte. C’est tout le drame de la situation suscitée par les événements, qui est au cœur des lamentations.
La destruction de Jérusalem, s’il est encore nécessaire de le rappeler, évoque essentiellement la perte du Temple et de toutes les valeurs disparues avec lui. Ce que nos Sages appellent « l’exil de la Chékhina » constitue le point central de ce tragique événement, puisque depuis lors le peuple juif dut apprendre à vivre dans une dimension spirituelle nettement diminuée.
Une autre tragédie que beaucoup de communautés évoquent le jour de Ticha BéAv est celle des Dix martyrs de l’Empire romain, dix de nos plus grands maîtres qui furent sauvagement assassinés par les caprices d’un despote avide de pouvoir. Là aussi, nous déplorons surtout, avec la perte de ces hommes, les formidables dimensions morales que chacun d’eux renfermait. Ainsi, lorsque Rabbi Akiva mourut dépecé avec des peignes de fer, c’est l’un des maillons les plus importants de la tradition orale qui disparut.
Mais cela ne s’arrête pas là. Lors de l’expulsion des Juifs d’Espagne, ordonné en 1492 par Ferdinand d’Aragon, des centaines de milliers de Juifs furent contraints de s’exiler ou d’embrasser une religion étrangère. Mais en ce sinistre jour du 9 Av, c’est aussi l’une des plus illustres périodes de notre histoire qui s’acheva : l’Age d’or du judaïsme espagnol s’éteignit en ne laissant derrière lui qu’un désert de spiritualité. L’impact de cet événement fut tel que, notamment de son fait, la tradition considère qu’une nouvelle ère de décisionnaires s’ouvrit alors : de l’ère des Richonim, on passa à celle de A’haronim, marquant un déclin radical dans l’arbitrage halakhique.
La Shoah ne fait pas exception à cette règle. Si la violence avec laquelle des millions de nos frères périrent pour la sanctification du Nom divin est indescriptible, nous sommes cependant bien conscients du fait qu’avec eux, c’est tout un monde de Torah qui disparut. L’Europe de l’Est d’avant-guerre était en effet un formidable microcosme de Torah, évoluant à un niveau de spiritualité qui semble également perdu à jamais. Le monde de la Torah a certes réussi à se redresser fièrement, mais il reste néanmoins loin de l’intensité spirituelle qu’il connaissait alors.
En somme, il semblerait qu’à chaque fois que D.ieu décide de frapper Son peuple, Il le fait essentiellement en lui ôtant ses plus beaux atouts spirituels, en le privant du Temple, de ses maîtres et de nombreux moyens qui lui permettent de se rapprocher davantage de Lui. Nul ne peut avoir la prétention de comprendre le sens de ces malheurs, mais lorsqu’une telle répétition de circonstances apparaît, on ne peut non plus l’occulter.
Priver l’homme de Torah
Rav Eliyahou Dessler (tome III p.133) cite à ce sujet une lettre du Ram’hal, Rabbi Moché ‘Haïm Luzzato (1707-1746), qu’il adressa à son maître rav Ichaya Bassan et dans laquelle il s’interroge de manière semblable :
« Lorsqu’on sait que tout ce que le Saint béni soit-Il opère pour le peuple juif, Il le fait entièrement pour son bien, quel bien y a-t-il donc quand les nations du monde l’empêchent de se consacrer à l’étude de la Torah ? Comme dans tous ces lieux où l’Inquisition interdit le Talmud… ». Quel bien peut donc receler tant de mal ?
La réponse, selon le Ram’hal, tient dans une particularité propre au domaine de la émouna. Nous savons que pour l’ensemble des mitsvot de la Torah, on n’est passible de punition que lorsqu’on les enfreint concrètement. Exception faite de l’idolâtrie, pour laquelle on mérite un châtiment aussitôt qu’on songe simplement à y adhérer. Pourquoi cela ? Parce qu’il s’agit là d’un domaine propre au cœur : si la majorité des mitsvot relèvent d’actes concrets, la émouna appartient quant à elle aux « devoirs du cœur », c’est-à-dire qu’elle est une conviction qui doit nous habiter et palpiter dans notre cœur, même lorsqu’aucune application concrète ne se présente. C’est la raison pour laquelle, dès qu’on viole cette conviction en admettant intérieurement une autre possibilité, on se rend aussitôt coupable de nier notre émouna.
Ceci se répercute à tous les niveaux de notre vie intérieure. Si l’on agit de manière superficielle, si notre attachement religieux se cantonne à une pratique extérieure qui n’est pas ressentie intérieurement, c’est notre entier dévouement à la Torah qui est remis en question. Dès lors, D.ieu peut intervenir pour nous ramener dans le droit chemin comme si nous profanions concrètement la Torah.
Un mal pour un bien
Or, quelle démarche peut nous inciter à retrouver une fidélité intérieure plus profonde ? Car il ne s’agit pas là d’inciter l’homme à reprendre simplement une pratique délaissée : la tâche est nettement plus ardue, puisqu’il est question de ramener la pratique extérieure vers davantage d’intériorité.
Le Ram’hal, selon les explications du rav Dessler, montre que ce sont souvent ces mêmes moyens d’élévations spirituelle – tels que le Temple, les maîtres ou l’atmosphère de Torah – qui peuvent s’avérer être la cause de notre chute. En effet, lorsqu’on évolue dans une situation où tout est évident, où la remise en question, parce que trop incommodante, préfère être évitée, on peut en venir à penser d’une manière totalement incompatible avec nos actes. La facilité peut alors s’avérer être la pire ennemie de l’authenticité. On n’agit plus par conviction personnel, mais parce que l’usage, les convenances et les mouvements de masse nous y conduisent.
C’est alors que, selon le Ram’hal, nous assistons à ce triste phénomène qui consiste à priver l’homme de certains de ses avantages spirituels. Comme le souligne d’ailleurs assez clairement cette célèbre prophétie : « L’Eternel a dit: ‘Puisque ce peuple ne Me rend hommage que de bouche et ne M’honore que des lèvres, qu’il tient son cœur éloigné de Moi et que sa piété à Mon égard se borne à une leçon apprise par les hommes, Je vais continuer à faire avec ce peuple des choses surprenantes, inouïes, où la sagesse de ses sages restera court, où l’intelligence de ses gens d’esprit se voilera » (Ichaya 29, 13-14).
Un violent coup de fouet s’impose alors, pour ramener les choses dans une plus juste perspective. D.ieu peut décider de priver l’homme de certains de ses avantages spirituels, précisément pour lui offrir la possibilité de revenir vers lui-même, vers une authenticité intérieure et profonde.
C’est là une réalité aussi forte que douloureuse : lorsque l’homme n’est plus à la hauteur des bienfaits qu’on lui accorde, il est préférable qu’il y renonce définitivement, plutôt qu’il agisse comme un automate vide d’émotions. Certes, le mal est grand, parce que l’humanité est violemment affectée par ces pertes, mais c’est un mal nécessaire, car il vaut mieux être modeste et intègre que grand et insipide.
Ces idées n’apportent aucune « explication » à ces tragédies, elles en sont encore moins une consolation. Elles sont une matière à réflexion, s’efforçant de dégager le message de ces malheurs afin qu’ils ne soient pas arrivés en vain.

Par Yonathan Bendennnoune