Il est intéressant de remarquer que les dates commémorant le souvenir du Temple telles qu’elles ont été fixées par les « Hommes de la Grande Assemblée » – les Anché Knésset haGuedola furent rassemblés par Ezra haSofer avec le « retour » des exilés de Babylone.

On compte parmi eux les prophètes ‘Hagaï, Zakarie et Malakhi, ainsi que Mordékhaï, Né’hémia, et Yéhochoua Cohen-Gadol –, entretiennent toutes un rapport avec sa destruction et avec l’exil (galout), et jamais avec la délivrance (guéoula). Ni le retour des exilés de Babel sur leur terre, ni même la construction du Temple, aucune de ces dates, pourtant ô combien significatives, de notre histoire ne semble avoir été considérée comme un évènement suffisamment marquant pour être célébré en tant que tel…
L’exil
Or, un texte nous enseigne par ailleurs que si les « Hommes de la Grande Assemblée » portent ce nom, c’est précisément parce que, ayant réintroduit les qualificatifs « haKel, haGadol, haGuibor véhaNora – Eternel, glorieux, puissant et redoutable », dans le rituel de la prière quotidienne (chemona essré), ils ramenèrent sa couronne à la Chékhina. Voilà en effet ce que nous pouvons lire dans le Traité Yoma (p.69/b) : « Telle est justement l’œuvre de Sa puissance, Lui qui retient Ses ressources (yitsro), et laisse les méchants remplir la coupe (noten érekh haPaïm léRéchaïm) ! Et telle est l’œuvre de Sa crainte ! Car sans la crainte qu’Il inspire, comment un peuple singulier pourrait-il survivre au milieu des nations ? ». Malgré l’exil et la destruction du Temple, la preuve, si l’on peut s’exprimer ainsi, et la continuité de la Présence divine dans le monde, c’est le peuple juif lui-même, le fait qu’il persiste au milieu des nations. En un mot : l’exil.
Et tel semble être le sens profond du rendez-vous du 9 Av. Si celui-ci est appelé un jour de fête – moèd, comme il est dit : « Ainsi parle l’Eternel : le jeûne du quatrième mois, le jeûne du cinquième mois, le jeûne du septième mois et le jeûne du dixième mois seront pour la Maison d’Israël des jours de joie, de réjouissance et de fête (léSasson ouléSim’ha ouléMoadim tovim) ; et la paix et la vérité, chérissez-les ! » (Zekharia 8, 19) – ou encore : « Tous mes vaillants combattants, le Seigneur les a broyés dans mon enceinte ; Il a convoqué une assemblée [kara alaï moèd – littéralement : « Il m’a convoqué pour un jour de fête », Ndlr.] pour briser mes jeunes guerriers » (Lamentations 1, 15) –, c’est parce que Ticha béAv exprime l’idée que c’est dans ce face-à-face de l’exil et de la délivrance que se joue l’essence même peuple juif depuis son entrée en terre d’Israël…
Des larmes de joie
La galout n’est donc pas une punition, mais l’expression de la résistance du réel devant la réalisation effective du peuple juif. Et elle est obligatoire pour quiconque se comporte comme un Juif de la halakha. Car inversement : être et rester juif au cœur de la tourmente c’est cela qui produit l’irruption de la délivrance. Fêter le 9 Av, c’est donc reconnaître que la galout est productrice de la géoula.
Le Talmud l’enseigne à sa manière lorsqu’il nous apprend que « quiconque prend le deuil de Jérusalem méritera de la voir dans la joie, tandis qu’inversement : quiconque ne prend pas le deuil de Jérusalem, ne verra pas sa joie » (Traité Taanit, p.30/b). Ce qui signifie en d’autres termes que quiconque désire mériter la fin de l’exil se doit d’abord de vivre pleinement cette période de pleurs, ce comportement à partir duquel est rendue possible la guéoula. Que seule une conscience profonde de l’exil de la Présence divine (chékhina) et de la douleur vécue par le peuple juif que provoqua la perte du Temple est à même de constituer la base sur laquelle prend forme la guéoula. Au point qu’il ne serait pas faux de dire que toute carence dans cette expérience du deuil équivaut à un manque dans la consolation messianique.
Ainsi, le rav Ch. D. Pinkous (« Si’hot, Galout véNé’hama », p.91sq.) enseigne-t-il que la destruction du Temple et la profanation de sa sainteté, le retrait de la Présence divine (chékhina) et l’étiolement des valeurs de la Torah sont autant d’évènements ayant provoqué le déclin irrévocable des générations et la déchéance spirituelle des générations. Des milliers de mitsvot n’ont pu être accomplies. Des Talmud entiers n’ont pu être étudiés. De grands érudits qui auraient dû voir le jour ne sont pas apparus. Combien de sages, de prophètes auraient-ils pu se dévoiler sans l’exil du peuple juif ? Et bien qu’aujourd’hui nous n’ayons pas conscience des pertes que nous avons endurées, lors de l’avènement messianique, quand il nous sera donné de voir la grandeur d’Israël, nous comprendrons alors ce à quoi nous étions réellement promis. Voilà pourquoi, paradoxalement, le prophète enseigne : « Ils reviendront avec des larmes et de touchantes supplications » (Jérémie 31, 9). Car, dans l’avenir – rapidement et de nos jours –, lorsque surviendra l’avènement messianique, nous ressentirons alors les terribles déficiences qui furent les nôtres à travers l’exil. La joie de l’avènement messianique nous sera livrée des les larmes.
Et c’est de cette manière que nous devons aborder le jeûne de Ticha béAv : lorsque, après la prière du « chemona essré », nous ne réciterons pas les supplications quotidiennes (ta’hanounim), on se souviendra que ce jour est porteur de l’expérience messianique puisque « le Saint béni soit-Il transformera le jour du 9 Av en un jour de fête de et de joie ; Il reconstruira Lui-même Jérusalem et ramènera les exilés, comme il est dit : « Construisant Jérusalem, l’Eternel y fera pénétrer les exclus d’Israël » (Téhilim 147, 2) » (Yalkout Chimoni, Eikha 5, 1043).
Par Yehuda Ruck