La place de la Meguilath Ruth dans le texte biblique soulève de nombreux problèmes, et notamment celui qui nous invite à nous demander pourquoi il y occupe une place indépendante, alors que son contenu s’inscrit dans une continuité historique beaucoup plus large, celle du livre des «Juges» et du premier livre de Samuel.

Selon beaucoup de Richonim , c’est le lien de filiation entre Ruth et le roi David qui justifie à la fois cette autonomie et la lecture de ce livre pendant Chavouoth , jour de la naissance et de la mort de ce monarque.

Mais ce rapport est beaucoup plus vaste.

Rappelons tout d’abord que le mot gueoula («rédemption») apparaît de manière récurrente, sous diverses formes, dans un grand nombre de versets du livre (2, 20 3,9 3,13 4,3 4,1 4,4 4,6 4,7 4,8), comme pour suggérer l’annonce de celle que nous apportera le Messie, descendant de David.

Mais il existe un autre lien, de nature historique celui-là, entre Ruth et David: Ruth descendait de Lot, dont la biographie n’est pas sans ressemblance avec celle d’Elimélekh, le mari de Noémi.

Lorsque, à l’époque d’Abraham, la famine éclata en terre de Canaan, Lot quitta son oncle et partit s’établir à Sodome, puis à Tsoar, localité dont nous savons qu’elle se trouvait à l’est du Jourdain, dans une région qui allait devenir celle de Moab (voir Jérémie48,34). On peut donc dire de cet exode de Lot qu’il n’a pas été seulement de nature géographique, mais également culturel et spirituel, comme s’il avait voulu proclamer: «Je ne veux ni d’Abraham ni de son Dieu» ( Yalqout Chimoni Berèchith 13,70).

L’attitude d’Elimélekh, lorsqu’il a quitté Erets Yisrael pour se rendre en terre de Moab, a eu de nombreux points communs avec celle de Lot. On nous apprend en effet que «celui qui vit hors d’ Erets Yisrael est comme s’il pratiquait l’idolâtrie» ( Ketouvoth 110b). Le résultat en a été qu’il a laissé une veuve avec deux belles-filles non mariables. Selon toutes les apparences, en effet, il ne leur était pas permis de se convertir au judaïsme. Quant à Lot, il a perdu sa femme, ses filles mariées et leurs maris, et il est resté seul avec deux filles également non mariables, puisqu’elles étaient convaincues qu’il ne restait plus aucun homme sur terre ( Berèchith 19,31).

On trouve également une similitude entre le destin de Lot et d’Elimélekh, d’une part, et celui de Juda, l’ancêtre du roi David, d’autre part. Tout comme les deux premiers, celui-ci a été puni: C’est lui qui avait été l’instigateur de la vente de Joseph comme esclave en Egypte ( Berèchith 37,26-27).

Après quoi, nous indique le texte (38,1), Juda «descendit d’auprès de ses frères», puis il se maria. Sa femme mourut, ainsi que ses deux fils aînés. Quant à son troisième fils, Chéla, son père était persuadé qu’il ne pourrait pas accomplir l’acte de yibboum («lévirat») (voir Rachi ad Berèchith 38,11). Tout comme Lot et Elimélekh, Juda allait rester sans postérité.

Mais les destins de Juda, de Lot et d’Elimélekh se sont finalement rejoints, et ce au travers d’une application commune, encore que discutable, de l’institution du yibboum . En ce qui concerne le premier, cette institution est suggérée explicitement dans le texte ( Berèchith 38,11: «Juda dit à Tamar, sa belle-fille: Demeure veuve dans la maison de ton père, jusqu’à ce que grandisse Chéla mon fils»). Pour Lot, elle apparaît sous une forme allusive dans le verset: «?et d’homme il n’y a plus sur terre pour ?venir sur nous? selon la voie de toute la terre» ( Berèchith 19,31). Cette expression «venir sur nous» ( alènou ) est insolite, car on se serait plutôt attendu à celle de: èleinou («vers nous»), et on ne la trouve qu’une seule autre fois dans la Tora , et ce à propos du yibboum : «son beau-frère viendra sur elle ( aléha ), se la prendra pour femme, et l’épousera par yibboum » ( Devarim 25,5). Cette similitude exceptionnelle peut vouloir dire que les deux filles de Lot n’avaient d’autre intention, lorsqu’elles se sont unies à leur père, que de reconstruire le nom de leur famille qui avait péri.

En ce qui concerne Ruth, le mot yibboum n’apparaît pas dans le texte de sa Meguila , mais il y est mentionné que son mariage avec Boaz était destiné à «relever le nom du défunt sur son héritage» (Ruth4,5), expression qui n’est pas sans rappeler celle de Devarim 25,6: «et son nom ne sera pas effacé d’Israël».

Dans les trois cas qui nous intéressent ici, le yibboum a été la solution du problème auquel avaient à faire face les protagonistes, et dans ces mêmes trois cas, le yibboum n’a pas obéi aux prescriptions de la Tora , puisque l’on n’y trouve pas de mariage entre un frère d’un défunt et sa belle-soeur demeurée veuve sans enfant.

Chez Lot, il s’est agi d’une union consommée entre un père et ses filles chez Juda, d’un mariage d’un beau-père et de sa belle-fille et chez Boaz d’épousailles d’un oncle (Boaz étant, selon une tradition rapportée par le Midrach rabba Ruth 6,3, le frère d’Elimélekh) et de sa nièce par alliance.

(D’après rav Yaaqov Medan, de la Yechivath Har Etsion .)

Jacques KOHN Zal