Par le Rav Moché TAPIERO de la yéchiva
A deux reprises Moshé Rabbénou refuse d’intervenir auprès du Pharaon sous prétexte qu’il bégaye. Je ne suis pas un homme de paroles avance-t-il pour justifier son refus : « Ki kvad pé ou kvad lachon anochi. Je parle avec lourdeur et sans aisance. » (Chemot 4,10). Argument qui n’est pas rejeté puisque pour maintenir sa mission il faudra lui adjoindre Aaron qui parlera pour lui.

Plus tard Moshé tente à nouveau à se soustraire à cette mission : « voici je suis incirconcis des lèvres et comment Pharaon m’écoutera-t-il » (id. 6,30).

Mais pourquoi fallait-il que Moshé, le plus parfait des hommes, soit touché par cet handicap. Ce n’est certes pas un simple hasard, une circonstance malheureuse. Selon le Maharal il faut y voir un nouveau signe de sa grandeur.

Parole et raison

 Si l’occident définit l’homme comme un animal doté de raison, les Maîtres d’Israël le perçoivent plutôt comme un être parlant. Lorsque le verset annonce la création de l’homme « Vayehi haadam lenéfesh Haya » (Bereshit 2,7) le Targoum Ounekelos traduit : l’homme fut doté du pouvoir de parler.

Rabbi Yéhouda Halevi classifie l’ensemble des existants en quatre catégories : L’inanimé (les minéraux etc.), le végétal, l’animal et l’être parlant. Comme si la parole plus que la raison et l’intelligence était à même de signifier la spécificité de l’humain.Pourtant ce qui distingue l’homme de l’animal c’est plus la raison que la parole ! L’homme réfléchit, raisonne, alors que l’animal n’a que des instincts. Pourquoi insister tellement sur le pouvoir de parler ?

L’amphibie de la structure humaine

L’homme possède une nature double. D’un coté il mène une vie biologique : il mange, dort, et utilise toutes les fonctions animales. Doté de raison et d’intelligence, il se distingue certes de l’animal, mais il ne s’échappe pas pour autant de l’espace biologique du réel. La raison peut en définitive s’analyser comme l’une des multiples fonctions biologiques.

La dignité humaine réside dans sa capacité à s’échapper à la dimension biologique et à inscrire son existence dans un au-delà générateur de sens. Son aptitude à percevoir dans le monde la trace du Créateur, la possibilité qui lui fut offerte d’entendre la parole divine et de s’y associer par le biais de l’étude et de la Mitsva font de lui la créature centrale. La raison occupe certes dans ce projet d’existence une place déterminante, mais ce n’est que pour autant qu’elle s’inscrive dans un dépassement de la vie biologique.

Tel est le secret de l’homme et de sa place particulière dans le monde. La vie de l’animal est seulement biologique. Les anges au contraire sont des créatures sans rien de concret et de matériel. L’homme unifie toute la création car il résume ces deux aspects de la vie.

L’éminence de la parole

Dans la vie de l’homme, certaines fonctions relèvent clairement de la dimension biologique. Manger, boire, marcher sont des choses qui se retrouvent aussi chez l’animal. La pensée, pour autant qu’elle ne se réduit pas à un exercice neuronique relève de l’autre dimension de l’humain. Une seule fonction unifie ces deux aspects : c’est la parole.

Proposition qui s’atteste et se reflète dans l’expression la plus concrète et technique de la parole : Pour parler il faut associer une capacité intellectuelle à une fonction physique.

Si le jeune enfant ne sait pas parler ce n’est pas parce que ses cordes vocales ne sont pas capables d’émettre des sons. Il sait pleurer, crier mais pas parler. Il lui manque le développement intellectuel nécessaire pour pouvoir former des mots et des phrases. Par contre un homme muet peut être très intelligent. Il ne peut pas parler parce qu’il n’a pas la fonction physique adaptée pour cela. Ainsi en parlant chaque homme associe les deux aspects de la vie.

Ce n’est certes pas coïncidence gratuite si la parole est le ciment et l’outil premier de toute relation. Ce n’est pas son utilité évidente dans la communication qui la destine à de tels services. La parole a fonction sociale parce qu’elle est intrinsèquement l’outil nuptial qui rattache l’homme et la création à la présence divine.

Le miracle de la parole

Le Rambam réuni toutes les lois concernant la parole dans un livre qu’il intitule Séfer Haflaa . Haflaa signifie prodigieux, extraordinaire. Car la parole est un véritable miracle. Associer la vie biologique à son au-delà semble impossible et contradictoire. Pourtant, chaque fois qu’il parle l’homme réalise ce miracle.

Tous les matins on prononce deux bénédictions : La première concerne le fonctionnement du corps. « Ascher yatsar et haadam oubara bo néquavim haloulim qui a crée l’homme et l’a doté » La seconde énonce l’imminence de la Néshama, de ce souffle divin qui anime l’homme : « élokaye nechama chénatata bi ».

A la jonction de ces deux textes une phrase décisive associe dans une ultime reconnaissance la corps et la Néchama : le créateur y est perçu comme celui qui « préserve le corps et fait de l?homme un véritable miracle. Rophé col Bassar oumafli laassoth ».

De quel miracle s’agit-il ?

 Le Rama dans le choulhan aroukh explique qu’il s’agit du miracle de l’association dans l’homme du corps pétri dans la poussière et du souffle divin. Miracle de la Haflaa , prodige de la parole. Moshé Rabbénou était tellement pure et grand qu’il n’avait plus aucun rapport à la matière. L’équilibre entre la vie biologique et la Néshama était rompu. C’est pourquoi sa parole était malaisée. Il était bègue parce que trop séparé de toute matière.

L’unité de la vie

Le miracle de la parole signifie un mode d’existence qui associe une vision d’un au-delà de l’être à tout mouvement de la vie biologique. Conjonction possible et réalisable du fait de l’unité fondamentale de tous les aspects du réel. En définitive toutes les dimensions de l’être témoignent de la création et relèvent de cette présence en retrait du créateur qui anime toute chose. Le peuple d’Israël a été délivré pendant pessah. Il faut décomposer ce mot en deux termes : Péssah, la bouche qui parle. Ce n’est que lorsque la bouche de tous les juifs sera remplie de paroles de Torah qu’Israël sera pleinement sauvé.