Comme il ressort des textes de notre tradition (en particulier chez le Ramban, Bamidbar 24, 25), le quatrième exil d’Israël – celui qui a débuté sous l’occupation romaine – prend ses racines dans celui qui l’a précédé et dont nous nous souvenons tous les ans avec l’allumage des bougies de ‘Hanouka : il s’agit de l’exil inauguré par l’empire grec ou, faudrait-il plutôt dire, par l’empire de la pensée grecque. Dans les deux numéros consacrés cette année à la fête de ‘Hanouka, nous essayerons de mettre en lumières les enjeux et les motifs.

« Tout feu tout flamme »

Comme nous avons commencé à le démontrer la semaine dernière, ce n’est pas un hasard si la fête de ‘Hanouka a lieu chaque année immédiatement après le récit de la lutte qui opposa Yaacov à l’ange d’Essav. Car même si les épisodes que nous découvrons ces jours-ci concernent plus particulièrement Yossef et ses frères, la réalité même de « Yossef haTsaddik » a directement affaire avec ‘Hanouka.

C’est ce que souligne Rachi sur le premier verset de la paracha Vayéchev dans un enseignement pour le moins énigmatique : si le verset stipule « voici les descendantsde Yaacov : Yossef », c’est afin que nous comprenions que Yossef constitue tout particulièrement la continuité de Yaacov à travers les siècles, puisque – comme l’afirme le Midrach -, Yaacov Avinou représente le feu et Yossef la flamme. Ainsi qu’il est écrit : « Ce marchand de lin a fait entrer [dans la boutique] ses chameaux chargés de lin. Le forgeron s’étonna : – Comment tout ce lin pourrait-il entrer ? Mais un homme avisé lui répondit alors : – Qu’une seule étincelle sorte de ta forge et le brûle entièrement. De même, Yaacov voyant tous les chefs [descendants d’Essav] décrits plus haut [à la fin de la parachaVayichla’h- NDLR] s’étonne et demande : – Qui peut-il les conquérir tous ? Or qu’est-il écrit juste ensuite ? ‘Voici les descendants de Yaacov : Yossef’. Comme il est dit : ‘La maison de Yaacov sera comme un feu, celle de Yossef comme une flamme [Léava] et celle d’Essav comme de la paille’, (Ovadia 1, 18). Une étincelle sort de Yossef qui les consume et les brûle tous », (Bérécchit Rabba, 84, 3).

Ce Midrach est catégorique : si Yossef haTsaddik est le digne continuateur de son père Yaacov, c’est bien parce qu’il inaugure la fin de la royauté d’Essav.

En effet, comme l’explique le rav Horowitz (Chla, Torah chébiKhtav, Tson Yossef, 14), si les enfants de Yaacov durent subir les affres de l’exil et ses persécutions en descendant en Egypte, c’est dans la mesure où le Patriarche ayant été touché à la cuisse lors de la lutte contre l’ange d’Essav, ses fils n’eurent d’autre possibilité que de se mettre à genoux devant leur oncle Essav lorsque celui-ci se présenta avec ses 400 hommes devant son frère Yaacov (Béréchit 33, 6-7). Pourtant, du fait même que Yossef se retrouve en Egypte – c’est-à-dire alors qu’Israël se trouve en exil parmi les nations -, le premier né de Ra’hel Iménou incarne le point de départ de la Guéoula. Au point même où dans notre tradition, le rédempteur descendant de Yossef (Machia’h ben Yossef ) représente cette dimension de l’exil comme victoire contre Edom, le dernier des empires…

Or c’est précisément autour du miracle de ‘Hanouka que cette lutte prend forme. Comme cela ressort d’un autre enseignement très proche du précédent qui se trouve au coeur même des passages du Traité talmudique Chabbat (page 21/b) développant les lois de l’allumage des Nérot de ‘Hanouka. Il y est dit : « Une étincelle qui sortirait de dessous le marteau [du forgeron] et qui causerait un dommage. L’auteur de l’étincelle serait redevable [de rembourser les dégâts causés]. Un chameau chargé de lin qui emprunterait la voie publique et qui, en faisant pénétrer le lin dans la boutique, l’enflamerrait à la flamme de la bougie du marchand, mettant ainsi le feu au palais, le propriétaire du chameau serait tenu pour responsable. Mais si c’est le marchand qui a déposé sa bougie à l’extérieur, c’est lui qui serait tenu pour responsable. Rabbi Yehouda a déclaré : – S’il s’agit du Nèr de ‘Hanouka, il est quitte »…

Pour comprendre plus en profondeur en quoi le renversement du dernier empire, dont les prémisses apparaissent avec la fête de ‘Hanouka, implique précisément la figure de Yossef, il convient que nous nous penchions davantage sur les réalités propres à l’exil inauguré par la pensée grecque.

L’arrêt de la prophétie…

Dans le Traité Chabbat (p. 21/b), on peut lire : « Qu’est-ce que ‘Hannouka ? Comme il est enseigné, le 25 Kislev débutent les huit jours de ‘Hanouka pendant lesquels il est interdit de prononcer une oraison funèbre et de décréter un jeûne. Car, quand les Grecs pénétrèrent dans le Sanctuaire, ils y rendirent impures toutes les huiles. Mais quand la main des ‘Hachmonaïm se leva et qu’ils l’emportèrent, ils cherchèrent partout et ne trouvèrent – fermée avec le sceau du Grand Prêtre – qu’une seule fiole d’huile dont la quantité ne pouvait suffire à l’allumage que d’un seul jour. C’est alors qu’un miracle se produisit et qu’ils parvinrent à allumer [le Candélabre] pendant huit jours consécutifs. L’année suivante furent alors institués huit jours de louange et de remerciement ».

Commentant ce passage, le Maharal de Prague demande : « Il y a lieu de s’interroger : la fête de ‘Hanouka fut-elle vraiment instituée en souvenir du miracle de la pérenité de l’allumage [du Candélabre] ?

En tout état de cause, n’est-ce pas plutôt la victoire militaire inattendue des ‘Hachmonaïm qui est digne de louange et de remerciement, davantage encore que le fait d’avoir pu continuer à accomplir les commandements de D.ieu dont la réalisation est dénuée de tout profit immédiat pour l’homme ? ». Puisque c’est en effet sur cette dimension militaire que l’accent fut mis dans la bénédiction « Al haNissim » que nous prononçons à l’occasion de ‘Hanouka.

A telle enseigne que le Maharal conclut : « Si comme nous l’avons expliqué, c’est parce que les commandements sont l’expression de la hauteur irrévocable de l’injonction dont nous seuls, Juifs, sommes les détenteurs, que les Grecs désiraient faire disparaître la Torah et arracher la sainteté d’Israël – l’annulation de la Torah provoquant la disparition d’Israël, et par voie de conséquence celle du monde tout entier… On comprend alors pourquoi le miracle devait précisément concerner l’allumage du Candélabre. Constituant en effet l’un des impératifs de la Loi et, qui plus est, touchant la réalité même du Temple, c’est à la hauteur irrévocable de la Torah mais aussi à la sainteté même d’Israël que l’empire grec voulait mettre fin, à cette sainteté dont l’essence même trouve son origine au Temple. Voilà pourquoi l’allumage des lumières [de ‘Hanouka] répète ce miracle lié à l’impératif du Candélabre. Par ailleurs, même si les jours de ‘Hanouka furent fixés en souvenir de la victoire militaire remportée contre les Grecs, dans la mesure où cette victoire pouvait ne pas apparaître comme le résultat de l’intervention divine mais comme celui de leur seule puissance militaire, il fallait que ce miracle se réalisât autour des lumières du Candélabre afin que tous sachent qu’il était – au même titre que la guerre que remportèrent les enfants d’Israël – l’oeuvre du Tout-puissant », (NèrMitsva, traduction originale).

En réalité les deux réponses que propose le Maharal à cette interrogation se rejoignent en ce sens que s’il est question avant tout du miracle de la Ménorah, c’est dans la mesure où l’exil que provoqua l’empire des Hellènes concerne tout particulièrement la Torah et ses Mitsvot, et que le dévoilement auquel nous accédons à ‘Hanouka nous enseigne précisément que la dimension métaphysique du monde – inscrite au coeur même de la Ménorah – nous révèle la nature véritable de la dimension matérielle de l’univers.

Ce qui signifie, pour le dire en d’autres termes, que les évènements historiques qui ont conduit au miracle de ‘Hanouka trouvent leur sens ultime dans la nature profonde de l’empire grec radicalement opposée dans son essence à la réalité d’Israël.

En effet, comme cela ressort des textes de notre tradition (SédderOlam, chapitre 30 et le commentaire qu’en donne le Gaon de Vilna ; mais aussi sous la plume du rav Nissim Gaon dans son introduction au Talmud, et celle du Maharal de Prague dans son Netsa’hIsraël), c’est bien avant l’ordre nouveau instauré par l’empereur Antiochus IV-Epiphane – celui qui décréta l’interdiction de la circoncision, mais aussi de la célébration du Chabbat et de la néoménie (le Roch ‘Hodech) – que débute « l’exil grec ». Puisqu’à la lueur de ces textes, il apparaît que l’évènement majeur qui marqua l’arrivée sur le trône d’Alexandre de Macédoine ne fut rien d’autre que… l’arrêt de la prophétie !

Aristote

Or, il convient de rappeler que le précepteur d’Alexandre le Grand n’était autre qu’Aristote, comme cela ressort de ce passage du « Séder haDorot », (Elef haRevii, Erekh Aristo), où il est dit : « Lorsqqu’Alexandre entra à Jérusalem, il demanda à Aristote, son maître, qu’il étudie les livres du roi Chlomo ; et c’est de là qu’il tira une phillosophie qu’il appela en son nom ». Comprendre ‘Hanouka, c’est donc revenir sur cet évènement fondateur que constitue la fin de la prophétie hébraïque comme contrecoup de l’émergence de la philosophie d’Aristote au sujet duquel le Ramban écrit : « Nous devrions remplir de terre la bouche de ceux qui suivent la voie ouverte par ce Grec qui refusait tout ce qui ne tombe sous les sens et qui, l’esprit enflé par l’orgueil, alla même jusqu’à penser, avec ses misérables élèves, que tout ce que son esprit n’aurait pas compris ne saurait être vrai », (Vayikra 16, 8). Héritier peut-être en cela des écoles sophistiques, c’est sur Aristote que repose en effet cette longue histoire de la philosophie qui, ayant rejeté toute parole sur la transcendance comme étant en soi une « impossibilité », a envisagé que la vérité ne peut trouver son origine que dans la matière à partir de laquelle la compréhension du monde s’élabore progressivement pour venir se loger dans les limites que la raison a elle-même fixées à toute connaissance possible – affirmant, de fait, l’identité radicale et hermétique de la pensée et du monde.

« L’histoire de la philosophie a été une destruction de la transcendance »

S’il nous fallait donc résumer la teneur de l’exil provoqué par la philosophie grecque, il nous faudrait avant tout retenir l’idée que la fin de la prophétie constitue un évènement sans précédent qui changea la face du monde, puisque désormais – à la différence de la prophétie hébraïque recueillant la Parole divine et dévoilant dans ce monde la vérité de la Torah telle qu’elle est dans les mondes supérieurs –, ce qui caractérise cette nouvelle ère – qui n’est autre que celle de la Torah Chébé alPé, la Torah orale -, c’est sa confrontation à la rationalité ou au « sens commun » provoquée par cette place que s’est arrogée l’homme comme seul dépositaire de la vérité, quand il affirme qu’en-dehors du sens qu’il confère lui-même aux choses, celles-ci n’ont rien à dire !

A telle enseigne qu’on se souvient certainement de cette phrase d’Emmanuel Lévinas qui déclara : « L’histoire de la philosophie a été une destruction de la transcendance » (cité par B. Lévy, in « La confusiondes temps », Verdier, p.75). Alors que les choses du monde étaient jusqu’alors conçues sous la forme d’une Parole qui leur procure l’existence (comme nous le disons dans la bénédiction « Ché haKol Niyha biDvaro » – toute chose/DaVaR étant dans son essence une parole/DiBouR), l’exil provoqué par la Grèce fut précisément de ne plus vouloir entendre dans les choses la hauteur de la Parole qui les fait pourtant être. Car l’épreuve pour la « Emounah » que met en lumière la fête de ‘Hanouka, c’est justement le fait que l’empire de la raison

(« ‘Hokhma baGoyim Taamin ») a effectivement une véritable emprise sur ce monde et qu’il est même capable de faire disparaître cette possibilité d’un dévoilement métaphysique inscrit au creux de la matière et dont le peuple d’Israël est à la fois l’acteur et le dépositaire.

Ainsi, la terrible question posée au judaïsme jusqu’à aujourd’hui et à laquelle la fête de ‘Hanouka répond est la suivante : est-il encore possible d’affirmer que le monde que nous connaissons est l’expression d’une dimension qui le dépasse, ou – ce qui revient au même – que l’intelligence humaine décrivant le monde a encore un lien quelconque avec le dévoilement de la Parole divine ?

C’est à cette tâche que nous attèlerons la semaine prochaine quand, bsd, nous tenterons de démontrer que c’est précisément au travers de la figure de Yossef haTsadik (et plus généralement celle du féminin) comme contrepoint à la sagesse grecque, que le dernier exil touchera sa fin, libérant alors les forces favorables au dévoilement de notre rédempteur, ainsi qu’il est dit : « Et des libérateurs monteront sur la montagne de Sion pour se faire les justiciers du mont d’Essav, et la royauté appartiendra à l’Eternel, D.ieu sera un et unique sera son Nom » (Ovadia 1, 21).

Par YEHUDA RÜCK Avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française  Hamodia