Nul n’est à même d’appréhender la dimension véritable de nos patriarches. En témoigne cet enseignement hautement révélateur : « Les patriarches constituent eux-mêmes le ‘ Char ’ [Merkava] du Saint Béni soit-Il ! » (Béréchit Rabba 84, 7).

En vérité, cette notion est elle-même si élevée qu’il nous est difficile, à notre niveau, d’en saisir la portée. Nous pourrons néanmoins retenir à son sujet ces mots du Baal haTanya : « Or, l’enseignement selon lequel les patriarches constituent la Merkava signifie que, toute leur vie durant, ces hommes ne s’interrompirent pas même un seul moment de lier leur esprit et leur âme au Maître du monde (…) », (chapitre 34).
Or, cette formidable dimension spirituelle qui était propre à nos patriarches n’est effectivement pas donnée à tout le monde : si ces hommes devinrent les pères de notre grande nation, c’est bien parce qu’eux seuls réussirent ainsi à s’élever sur « la montagne de l’Éternel et à se tenir à l’emplacement de Sa sainteté » (d’après Psaumes 24, 3).
Avraham face aux gens de ‘Het
Au fil des versets de la Torah, cet aspect essentiel se vérifie dans de nombreuses circonstances. Notamment, le jour où Avraham se rendit chez le peuple de ‘Het à la recherche d’un lieu de sépulture pour Sarah, son épouse défunte.
On sait que la grandeur du premier patriarche se révéla au travers des dix épreuves qu’il dut surmonter tout au long de sa vie, comme nous l’enseignent les Pirké Avot (5, 3). Or, d’après Rabbénou Yona (dans son commentaire sur cette michna), l’ultime épreuve d’Avraham fut précisément d’avoir à se démener de la sorte afin de trouver une sépulture pour Sarah.
Par ailleurs, même les avis jugeant que la dixième épreuve fut en fait la ligature d’Its’hak s’accordent à dire que l’enterrement de Sarah fut également une épreuve, dans la mesure où le second fut la triste conséquence du premier : c’est en effet à l’annonce du « sacrifice » présumé de son fils unique que, sous le choc terrible qu’elle ressentit alors, Sarah décéda…
Ces circonstances furent effectivement des plus éprouvantes : Avraham vient seulement de perdre son épouse, et voilà qu’il doit en plein deuil négocier l’achat de la tombe de sa femme avec un homme cupide… Or, non seulement il ne proteste pas le moins du monde auprès de D.ieu, mais de surcroît, il se comporte avec les gens de ‘Het avec la plus grande courtoisie, sans manifester à leur égard la moindre impatience !
Mise en évidence par le midrach haGadol, cette attitude incomparable montre combien la modestie de notre patriarche – qui avait déclaré à D.ieu peu auparavant « Je ne suis que terre et cendre ! » – était profondément sincère : car s’il est aisé de faire preuve d’humilité en s’adressant au Maître du monde, il n’est guère évident d’agir de même devant ses semblables… surtout quand ils sont si bassement cupides et intéressés.

Un  » signe  » pour la descendance…
Cet épisode, autant que tous ceux qui rythment la vie de nos patriarches, s’inscrit dans le mouvement des « actes qui constituent des signes pour la descendance ». Dans le Séfer ha-Ira, on peut lire en ce sens : « Si des invités se présentent chez soi, on les fera entrer avec un visage affable, et on leur servira aussitôt un repas. (…) On leur servira le pain, l’eau et tout leur repas avec prévenance, et même si l’on est à ce moment contrarié par un souci, on devra surpasser ce sentiment en leur présence… ».

Ligoté mais non sacrifié !
Un autre aspect du décès de Sarah met en évidence une perspective d’une autre ampleur. Rachi écrit en effet au début de notre paracha : « La mort de Sarah a été juxtaposée à la ligature d’Its’hak pour t’enseigner que c’est suite à la nouvelle de la ligature – quand elle apprit que son fils faillit être sacrifié – que son âme s’échappa et qu’elle mourut ».
Or, il convient de bien comprendre ceci : Rachi laisse clairement entendre que Sarah fut bel et bien informée de ce qu’Its’hak n’avait finalement pas été égorgé ; c’est donc simplement l’annonce qu’il avait « failli » l’être qui suscita en elle un tel émoi… Alors pourquoi ?
La réponse à cette difficile question nous est donnée par l’auteur du  » Téroumat haDéchen  » dans le  » Biouré Maaraï  » : il explique là qu’en vérité, celui qui relata ces faits à Sarah comptait effectivement lui annoncer qu’Its’hak avait, en fin de compte, été épargné. Le commentaire de Rachi mérite en fait une lecture légèrement différente : « Il ‘ faillit ’ être sacrifié » – on était sur le point d’annoncer à Sarah qu’il n’avait finalement pas été tué – mais avant même que l’on ait pu formuler cette précision capitale, déjà l’âme de sa mère l’avait quittée…
Voilà une leçon magistrale sur la manière dont on doit s’exprimer et quelle attention on doit placer dans chacun des mots émaillant nos paroles. Car voici que ce messager aurait pu préserver la vie de Sarah en prenant simplement soin de mentionner d’abord qu’Its’hak était sain et sauf, et de n’entrer qu’ensuite seulement dans les  » détails « . C’est donc bien ce léger manquement qui coûta la vie à la matriarche !

Démultiplier la Gloire divine !
Parallèlement à la courtoisie dont Avraham fit preuve envers les habitants de ‘Het, il convient de noter que ces derniers agirent également avec déférence envers lui…
Nous pouvons en effet lire dans le midrach Sifra (A’haré Mot 9) : « Rabbi Yossi haGalili dit : ‘ Après que la Torah considère les actes des Cananéens identiques à ceux des Égyptiens, (…) pourquoi les Cananéens méritèrent-ils de vivre dans leur terre pendant 47 ans [à savoir davantage que les Égyptiens] ? Par le mérite du respect qu’ils manifestèrent à Avraham en disant : Tu es un dignitaire de D.ieu parmi nous ! Parce que ces hommes honorèrent le Juste, ils méritèrent de vivre en paix sur leur terre ‘ ».
Nos Sages insistent ici sur le fait qu’en dépit de leur abjection – au prix de laquelle ils furent justement chassés de la terre d’Israël -, les Cananéens avaient tout de même à leur crédit le mérite de cette déférence manifestée en son temps à Avraham : elle leur valut d’y vivre paisiblement pendant plusieurs décennies, sans être inquiétés par les conflits et les guerres.
Voilà quel peut être l’immense privilège auquel conduit le véritable respect d’autrui… et même une simple parole adressée avec affabilité.
Adapté par Y. Bendennoune à partir d’un article du rav Moché Reiss pour Hamodia en hébreu.