Le livre des « Juges » partie XIII

Devora, prophétesse et choféteth

(Troisième partie: Le haut-fait de Yaël)

 

(Après avoir présenté la prophétesse et choféteth Devora, et rappelé les circonstances de la bataille dite du Kichon, nous évoquerons aujourd’hui ce que l’on peut appeler le «haut-fait» de Yaël.)

«Et ‘Hèvér, le Qeini, s’était séparé des Qeinis, des enfants de ‘Hovav, beau-père de Moïse il avait dressé sa tente jusqu’au chêne de Tsa‘ananim, qui est près de Qédèch» (4,11).

Par ce verset, notre chapitre entreprend de nous présenter Yaël, cette femme qui va jouer un rôle essentiel dans les événements ayant provoqué la déroute des Cananéens.

Le séfèr Choftim nous avait déjà signalé l’existence des Qeinis: «Et les enfants du Qeini, beau-père de Moïse, étaient montés de la ville des palmiers, avec les enfants de Juda, au désert de Juda, qui est au sud de ‘Arad ils allèrent et habitèrent avec le peuple» (1, 16).

Nous avons vu dans notre présentation des premiers chapitres du séfèr Choftim que le nom de Qeini désigne Yithro, beau-père de Moïse. Comme l’indique Rachi (Chemoth18,1) au nom de la Mekhilta, celui-ci a porté six noms: Re‘ouel, Yèthèr, Yithro, ‘Hovav, ‘Hèvèr, «Qeini» et Poutiel.

Nous avons également rappelé que les Rékhavites, descendants de Yonadav, dont on connaît le respect que leur a voué Jérémie (Jérémie35,1 et suivants), étaient issus de Yithro.

Par la suite, nous apprend Radaq (1,16), les Qeinis ont cohabité avec les Amalécites, des nomades tout comme eux, si bien que le roi Saül, au moment d’engager le combat contre ces derniers, leur a demandé, afin d’être épargnés, de se séparer d’eux (ISamuel 15,6).

A noter toutefois que le Targoum donne à ‘Hèvér le titre de salmea, peut-être du nom d’une montagne située au nord de l’actuelle Arabie saoudite. C’est dans la région où se trouve cette éminence qu’étaient installés les Midianites.

«Hachem mit en déroute Sissera, et tous ses chars, et toute l’armée, par le tranchant de l’épée, devant Baraq Sissera descendit de son char, et s’enfuit à pied. Baraq poursuivit les chars et l’armée jusqu’à ‘Harocheth ha-Goyim. Toute l’armée de Sissera tomba sous le tranchant de l’épée: il n’en resta pas un seul. Et Sissera s’enfuit à pied vers la tente de Yaël, femme de ‘Hèvér, le Qeini car il y avait paix entre Yavin, roi de ‘Hatsor, et la maison de ‘Hèvér, le Qeini» (4,15 à 17).

Les Qeinis observaient ainsi une sorte de neutralité dans le conflit entre les Cananéens et Israël.

«Yaël sortit à la rencontre de Sissera, et lui dit: “Retire-toi, mon seigneur, retire-toi chez moi, ne crains point!” Il se retira chez elle dans la tente, elle le couvrit d’une couverture» (4,18). Ce n’est pas Sissera qui a demandé à Yaël de l’accueillir, peut-on remarquer, mais c’est celle-ci qui lui a offert l’hospitalité (Metsoudath David). Elle le fit entrer dans sa tente et le dissimula sous une couverture, une cotte en français médiéval, précise Rachi.

Comme il avait soif, il demanda de l’eau, mais elle lui offrit du lait – car le lait, commente Rachi, produit des effets soporifiques.

Ici va s’interposer un épisode suggéré de très loin par le texte, mais auquel le Talmud et les commentateurs ont consacré de longs développements.

Le cantique de Devora contient, à propos de Sissera, le verset suivant: «Entre ses pieds il s’est courbé, il est tombé, il s’est étendu par terre entre ses pieds il s’est courbé, il est tombé là où il s’est courbé, là il est tombé anéanti» (5,27).

Cette septuple répétition («courbé», «tombé», etc.) indique, commente la Guemara (Yevamoth103 a et b), que Sissera a eu avec Yaël, à sept reprises, des rapports sexuels.

Cette affirmation ne contredit-elle pas l’assertion selon laquelle Yaël est à mettre sur le même plan que Sara, Rébecca, Rachel et Léa (Nazir23b)?

Rav Na‘hman bar Yits‘haq (ibid.) déduit de son comportement le principe selon lequel un péché, lorsqu’il a été commis de façon désintéressée, «pour le bien du Ciel», équivaut à une mitswa accomplie dans un dessein utilitaire (chélo lichma).

Il n’en demeure pas moins que Yaël, comme femme mariée, aurait dû se laisser tuer plutôt que se donner à Sissera. On sait en effet que l’adultère constitue, aux côtés du meurtre et de l’idolâtrie, l’un des trois péchés «capitaux» pour lesquels on doit subir le martyre plutôt que de les commettre (Sanhédrin 74a).

Les Tossafoth (Nazir23b, s.v. weha mithanya) rapprochent cependant son cas de celui d’Esther, qui ne s’est pas non plus laissée tuer plutôt que d’avoir des rapports sexuels avec Assuérus: La femme, dans une relation interdite, est une partenaire passive, de sorte qu’elle n’est pas tenue au sacrifice suprême.

Il est vrai que la situation de Yaël, comme le font observer les Tossafoth (Sanhédrin 72b s.v. weha Esther), était sensiblement différente de celle d’Esther. Sissera était en fuite, et il se préoccupait bien plus de sauver sa vie que de séduire une femme. Bien au contraire, ajoutent les Tossafoth, il a juste demandé à Yaël de le dissimuler à la vue de ses poursuivants, et c’est elle qui lui a fait des avances afin de l’affaiblir.

Comme le fait remarquer Rav Mendel Weinbach, Roch yechiva de Ohr Somayach, on peut proposer ici la même réponse que celle donnée par Rav Ye‘hezqèl Landau (Noda’ bi-Yehouda, Vol.II, Yoré dé‘a161) à propos d’Esther qui s’est rendue délibérément chez Assuérus sur l’ordre de Mardochée: Il s’agissait pour elle de sauver l’ensemble de la nation d’Israël, et il en a été de même pour Yaël.

Sissera endormi profondément, et rassuré quant à la discrétion de son hôtesse, celle-ci se saisit d’un pieu, une «cheville» précise Rachi, dont elle lui perça la tempe et qui se ficha en terre, le tuant sur le coup.

Pendant ce temps, Baraq s’était lancé à la poursuite de Sissera. Yaël sortit à sa rencontre et lui montra le corps de son ennemi naguère tant redouté.

«En ce jour-là, conclut le texte (4,23), Hachem abattit Yavin, roi de Canaan, devant les enfants d’Israël», comme pour marquer qu’Il fut, Lui, le véritable vainqueur.

(à suivre…)

Jacques KOHN Zal