Le sinistre Bilaam est l’homme de toutes les contradictions. Il parvient singulièrement à allier les plus hautes sphères auxquelles l’homme puisse aspirer, à une conduite sordide et atypique.

Comme le souligne rav ‘Haïm Chmoulevits dans ses Si’hot Moussar (chap. 80 et 81), on ne peut qu’être frappé par les incohérences impossibles qui caractérisaient le personnage de Bilaam.

Déjà dans les versets de notre paracha, nous remarquons chez lui une certaine sagesse : lorsque les envoyés de Balak lui demandent de le suivre, il explique avec une grande humilité qu’il doit d’abord consulter D.ieu avant de prendre une telle décision. Outre le remarquable loyalisme dont il fait preuve ici envers le Créateur, on est aussi surpris de voir avec quelle aisance il peut s’adresser à Lui, sur une simple demande.

Par ailleurs, lorsqu’il parle de lui-même dans ses prophéties, il se décrit comme étant l’homme « au lucide regard, celui qui entend le verbe de D.ieu et qui connaît la volonté du Très-Haut » (Bamidbar 24, 15-16). Nos Sages déduisent de ce verset que Bilaam savait distinguer l’instant infinitésimal où D.ieu Se « met en colère », et c’est ce moment qu’il voulait exploiter pour maudire le peuple juif. En outre, Bilaam avait parfaitement conscience de la valeur suprême du peuple juif. Il déclara à ce titre : « Puissé-je mourir comme meurent ces Justes ! » – ce qui est une allusion aux trois patriarches du peuple juif, Avraham Its’hak et Yaacov.

Enfin, nos Sages soutiennent de manière assez troublante que les aptitudes prophétiques de Bilaam étaient proprement phénoménales : « Bilam possédait trois qualités que Moché n’avait pas : Moché ne savait pas Qui lui parlait [un ange ou D.ieu Lui-même] alors que Bilaam le savait comme il est écrit : ‘Celui qui entend le verbe de D.ieu (…) celui qui perçoit la vision du Tout-Puissant’. Moché ignorait quand le Saint béni soit-Il S’adresserait à lui et Bilaam le savait comme il est écrit : ‘Qui connaît la volonté du Très-Haut’ (…) Enfin, Bilaam pouvait parler à D.ieu à l’heure qu’il souhaitait alors que Moché ne le pouvait pas. » (Bamidbar Rabba 14, 20).

En clair, à tous ces niveaux de prophétie, Bilaam surpassait Moché en personne – le père de la prophétie –, au point que nos Sages affirment : « ‘Il ne se leva pas au sein du peuple d’Israël un prophète tel que Moché’ (Dévarim 34, 10) – mais au sein des nations, il se leva. Qui est-ce ? C’est Bilaam ! » (ad loc.).

Voilà donc l’une des facettes de cet étrange personnage, qui parlait et « côtoyait » D.ieu d’une manière jamais égalée.
L’autre Bilaam

Bilaam est cependant connu davantage pour son second visage. Il était malsain, cupide, intéressé et assoiffé d’honneur. De surcroît, nos Sages témoignent à son sujet qu’il entretenait des relations perverses avec son ânesse (Talmud Avoda Zara 4/b).

La michna des Pirké Avot rapporte également au sujet des élèves de Bilaam : « Le mauvais œil, la suffisance et la cupidité sont les caractéristiques des élèves de Bilaam le mécréant » (5, 19). Rabbénou Yona, dans son commentaire sur cette michna, note qu’il n’est pas dit que « les disciples de Bilaam avaient l’œil mauvais, etc. » mais bien que « le œil mauvais (…) est le signe de ses élèves », pour souligner que ces dispositions déterminaient l’essence même de son enseignement. Ses disciples n’étaient pas seulement dotés de mauvaises qualités, mais ils s’en abreuvaient littéralement, car c’était là l’essentiel des leçons de vie de leur maître.

Pour rav ‘Haïm Chmoulevits, cette remarque est hautement significative. Certes, même un homme connaissant une activité morale ou intellectuelle intense peut parfois trébucher : les tentations sont fortes, et l’on ne peut condamner définitivement un homme qui aurait fait preuve, une fois ou l’autre, de suffisance ou de cupidité. Mais ce qui caractérisait Bilaam, c’est le fait que ces vices moraux étaient au cœur de son enseignement. S’il était cupide, ce n’est pas parce qu’il cédait à un amour immodéré de l’argent, mais du fait qu’il considérait l’avidité comme l’un des piliers de sa philosophie !

Tout ceci nous montre que le même Bilaam qui avait atteint des sommets spirituels, sombrait pourtant dans le vice et la pire abjection morale.

L’imprégnation
L’invraisemblance de ce personnage s’explique par une simple notion : l’imprégnation des valeurs apprises. En clair, on ne devient un homme bon que si on laisse le bien nous habiter. Cette idée, très chère à rav ‘Haïm Chmoulevits, est récurrente dans ses discours. Il la rapporte notamment dans le contexte de l’ouverture de la Mer rouge. Dans un célèbre Midrach, on apprend que pendant cette traversée formidable, « une modeste servante eut des visions auxquelles même le prophète Yé’hezkel et les autres prophètes ne purent accéder » (Mékhilta Chémot 15, 2).

Si tous ces hommes et femmes atteignirent un tel degré spirituel, pourquoi ne marquèrent-ils pas la postérité à l’instar des autres prophètes ? Pourquoi la servante resta-t-elle une « modeste servante », pendant que Yé’hezkel devint l’un des plus grands personnages du peuple juif ? Parce que ce dernier gagna son niveau par un travail personnel et acharné, qui imprégna sa personnalité toute entière. En revanche, les Hébreux qui traversèrent la Mer rouge reçurent leurs visions comme un présent gratuit, qui ne vint en contrepartie d’aucun effort personnel. L’adage dit en ce sens : « Si un homme te dit : ‘J’ai fourni des efforts et j’ai obtenu des résultats, crois-le’ » (Méguila 6/b) – c’est-à-dire : considère son résultat comme un acquis inaltérable, qui devient le sien en propre.

Dans cet ordre d’idées, la Torah témoigne au sujet des Egyptiens, avant que ne débute la plaie de la grêle : « Ceux des serviteurs de Pharaon qui révéraient la parole de l’Eternel mirent à couvert leurs gens et leurs bétail (…) Mais ceux qui ne tinrent pas compte de la parole de l’Eternel, laissèrent leurs gens et leur bétail aux champs » (Chémot 9, 20-21). Qu’est-ce qui distingua ces deux catégories d’hommes ? Pourtant, les uns comme les autres savaient pertinemment combien les avertissements de Moché s’étaient vérifiés systématiquement, pour chacune des plaies précédentes ! La réponse est que les seconds « ne tinrent pas compte de la parole de D.ieu », c’est-à-dire qu’ils refusèrent de s’imprégner du message des plaies précédentes. Ils en avaient bel et bien connaissance, mais cette connaissance n’atteint pas leur conscience et les laissa indifférents.

Là réside tout le paradoxe du sinistre Bilaam : il connaissait D.ieu, il savait Son pouvoir infini sur la Création et la primauté du peuple juif au sein de l’humanité, mais cette connaissance restait extérieure. Il refusait qu’elle interfère sur sa philosophie, qui résidait dans les plus abjects vices humains : le mauvais œil, la suffisance et la cupidité.

Ce phénomène relève en vérité d’une réalité simple : prendre acte de la Vérité divine suppose que l’on se responsabilise, que l’on s’implique personnellement dans cette Vérité absolue. Le prophète Irmiya le clama ouvertement : « Jusque sur les bords de tes vêtements, il se trouve du sang, celui des pauvres victimes innocentes (…) Et en dépit de tout cela, tu oses dire : ‘Oui, je suis exempte de fautes’ (…) Mais voici que Je t’appelle en justice pour avoir dit : ‘Je n’ai point fauté’ » (Jérémie 2, 34-35). La punition qui frappa alors la nation juive n’était pas tant due à sa faute proprement dite, mais au fait qu’elle soutenait ne pas avoir fauté. En clair, les hommes savaient que l’acte commis était fautif, mais ils refusaient de s’en attribuer la responsabilité. Or, cette prise de position s’avère irréversible, car elle empêche toute remise en question.

Nos Sages disent également en ce sens : « Les mécréants savent que leur chemin les mène à la mort, mais la graisse recouvre leurs reins » (Chabbat 31/b). Les reins, comme l’affirme la tradition, est la source des « bons conseils ». C’est-à-dire que cet organe offre à l’homme la lucidité nécessaire pour juger convenablement les données perçues par le cœur et l’intellect. Le Talmud affirme donc que les mécréants ont parfaitement conscience qu’ils ne marchent pas dans le droit chemin, et que leur mode de vie les condamne. Mais s’ils sont incapables de réagir en conséquence, c’est parce que « la graisse » – les jouissances de ce bas monde – « recouvre leurs reins » et leur ôte toute lucidité salvatrice (d’après Maharal).

Par Yonathan Bendennnoune en partenariat avec Hamodia.fr