Les volontaires du projet Zikhron Kedochim s’efforcent de recenser les noms des victimes de la Shoah qui ne figurent pas encore dans les fichiers de Yad Vashem. Un travail de titan qui les oblige à chercher dans les recoins de chaque synagogue ou bet midrach.

Ne pas tomber dans l’oubli fut l’une des dernières volontés de nombreuses victimes de la Shoah. Lorsque rav Israël Shapiro (le Rabbi de Bluzhov) zatsal est arrivé aux États-Unis après avoir miraculeusement survécu aux camps de concentration nazis, une réception a été organisée en son honneur. À cette occasion, il a lu les dernières volontés que lui avait confiées l’une des victimes : « Nous sommes 800 Juifs cernés par les Nazis qui vont nous tuer, mais ils n’ont pas encore décidé s’ils vont nous abattre ou nous envoyer aux crématoires. Je vous en prie, Rabbi bien aimé, quand vous serez en Erets Israël, posez une petite pierre avec mon nom et celui de ma femme pour que nous ne soyons pas oubliés ou rayés du Peuple d’Israël… Je dois me dépêcher parce qu’ils nous demc mandent déjà de nous déshabiller… Arié Ben Léa ».

La collecte des noms

Depuis soixante ans, des hommes tentent de respecter ces volontés en s’efforçant de mettre un nom sur chacune des victimes de la Shoah. Et pourtant, seuls 3,3 millions de disparus ont été identifiés à ce jour. Il y a trois ans, le projet Zikhron Kedochim (Souvenir des saints) a vu le jour pour tenter de trouver ces noms manquants. Les chercheurs savent pourtant qu’il s’agit d’une mission impossible alors que des communautés entières ont été décimées.

Rabbi David Skolsky, directeur des archives Ginzach Kidush Hachem, a fourni un grand nombre de noms à Yad Vashem qui centralise le projet : « Il est important de constituer une liste des victimes, et nous avons transmis à Yad Vashem tous les noms récoltés durant toutes ces années de recherche », explique-t-il. Sarah Berkowitz, directrice du projet Zikhron Kedochim à Yad Vashem raconte qu’il s’agit de la dernière tentative de redonner une identité à ceux qui ont péri dans la Shoah. « Nous recevons un écho positif du public en général, ainsi que de l’Agoudat Israël d’Amérique et de Ginzach Kidush Hachem à Bné-Brak, qui participent activement au projet », déclare Sarah Berkowitz.

« Il est impératif qu’un seul organisme centralise toutes les données afin que les personnes qui recherchent un membre de leur famille sachent que toute l’information se trouve ici ». Jusqu’à présent en effet, les noms étaient recensés grâce aux « feuilles de témoignage » du Yad Vashem remplies par les proches ou les relations des victimes. Mais juste après la guerre, beaucoup refusaient de croire que leurs proches avaient été tués et gardaient espoir de les voir revenir. Remplir cette feuille de témoignage signifiait pour eux un renoncemment. Beaucoup de survivants de la Shoah ne parviennent d’ailleurs toujours pas à parler de cette période et de ce qu’ils ont enduré. Ils gardent ainsi cette douleur en eux depuis plus de soixante ans. Ceux qui parviennent à raconter et à parler des proches, disparus dans la tourmente, sont souvent submergés par l’émotion et rennoncent à remplir le formulaire. « C’est un moment terrible pour les survivants de se souvenir de cette période noire et de leurs proches, » assure Sarah Berkowitz. Ces dernières années, on constate cependant un regain d’intérêt dans la recherche des noms : il s’agit d’une course contre la montre. Les survivants vieillissent, et s’ils ne transmettent pas les noms aujourd’hui, ils seront perdus à jamais pour le peuple juif. Zikhron Kedochim met donc tout en oeuvre avant qu’il ne soit trop tard : « Beaucoup des survivants ne peuvent se déplacer, c’est pourquoi des membres de leur famille ou des volontaires se rendent chez eux pour leur faire remplir les feuilles de témoignage ». Mais ces déplacements ne sont pas de simples démarches, et l’évocation de cette période rouvre les blessures de la guerre : « Cela peut souvent prendre plusieurs heures pour faire remplir cette feuille, quelquefois les survivants demandent même aux volontaires de revenir plus tard », continue la directrice du projet.

Un groupe de volontaires de Jérusalem et de Bné-Brak fait égalemment le tour des maisons de retraite pour faire remplir les feuilles de témoignage aux plus anciens. Ces volontaires suivent une formation pour parler aux survivants et être attentifs aux moindres détails. Alors que beaucoup n’ont jamais évoqué leurs souvenirs même auprès de leur propre famille, se confier à des étrangers n’est pas toujours simple. « Nous pouvons nous rappeler des victimes sans raconter votre histoire », rassurent alors les volontaires. En aucun cas, les survivants ne sont en effet forcés de raconter. Il ne s’agit également pas de simplement récolter un simple nom. Lorsque les survivants commencent à se remémorer des personnes et des dates, l’émotion monte et les larmes coulent. Malgré cela, ces rencontres avec les volontaires se finissent souvent par des remerciements et des embrassades chaleureuses. « Je me suis libéré du poids qui pesait sur mon coeur, » avoue l’un d’eux en sanglotant, après avoir rempli la feuille de témoignage. « Je vous remercie de m’avoir permis de pérrenniser le nom de mes plus chers parents et amis ».

Depuis sa mise en route, le projet a permis de récolter plus de 150 000 noms. Parmi les personnes intterrogées, de nombreux Russes qui ont quitté l’ex-URSS dans les années 1990 et qui possèdent des informations restées jusqu’à présent secrètes en Occident. De nombreuses communautés juives ont en effet été décimées lors d’exécutions massives perpétrées dans des forêts, et personne n’a survécu pour raconter ou donner des noms de disparus. Afin de connaître le destin de ces Juifs et retrouver leurs noms, des envoyés de Zikhron Kedochim se sont rendus dans ces Républiques de l’ex- Union Soviétique afin d’interroger des personnes âgées, non-juives susceptibles de se rappeler le nom de certains des Juifs assassinés et le déroulement d’exactions dont ils ont été les témoins.

L’importance de la pérennité du nom selon la Hala’ha

L’Agoudat Israël américaine et Ginzach Kidush Hachem se sont unis afin de composer des listes de noms. Leurs efforts ont permis d’en rajouter des milliers aux listes de Yad Vashem. Toutefois, les responsables du projet ont constaté que les noms des victimes issues des communautés ortthodoxes n’y figuraient pas, leurs familles ayant recours à d’autres moyens pour honorer les disparus. Lorsque les familles orthodoxes demandaient à leur rav comment perpétuer la mémoire des morts, ce dernier leur conseillait en effet souvent de dédicacer des livres de prières, de faire des dons en leur nom à des synagogues ou des yéchivot, et de faire graver leurs noms sur la pierre tombale d’un membre de la famille proche. Les volontaires de Zikhron Kedochim, équipés d’appareils photos, ont donc photographié ces dédicaces ou ces noms gravés. Les clichés ont ensuite été envoyés à la banque de données de Yad Vashem. Les autorités rabbiniques s’assurent cependant que les photos et les noms sur les livres de prières, ou sur les plaques des synagogues, sont relevés dans le respect de la Hala’ha. « Tout cela n’aurait pas été possible il y a encore quelques années, avant l’arrivée de la photo numérique, » constate Sarrah Berkowitz.

A la recherche des noms gravés dans les synagogues et les Baté Midrach

En Israël, des noms de victimes sont inscrits dans les synagogues et les Baté Midrach, sur les façaddes, les murs, les plaques, les chandeliers… D’autres volontaires ont donc été envoyés vérifier tous les lieux de prière et d’étude du pays. Ils sont notamment tombés sur une yéchiva où ils ont découvert un moyen original et artistique d’honorer la mémoire des disparus : une sculpture florale composée de 155 petites feuilles portant chacune un nom. Chaque feuille a donc été minutieusement photographiée. Même si tout le monde comprend l’urgence de recenser les noms manquants, certains restent sceptiques quant à la nécessité de relever les noms sur les plaques des synagogues. Sarah Berkowitz rapporte ainsi le témoignage d’un volontaire qui a vu des ouvriers remplacer une plaque commémorative pour une autre : à la place des noms de morts de la Shoah, une plaque avait été posée en souvenirs des victimes d’un attentat. Dans un autre cas, ils avaient été retirés à la suite de travaux de rénovation. L’urgence de récolter tous les témoignages aussi bien vivants que gravés, avant qu’ils ne disparaissent, est donc bien réelle. Un autre volontaire avait l’habitude, durant sa pause déjeuner, de visiter les synagogues et les baté midrach. Au cours de l’une de ces visites, il découvrit une dédicace offerte à la mémoire d’une famille disparue durant la Shoah. Or, la synagogue n’apparaissait pas sur ses listes. « Cette synagogue ne figurait pas sur ma liste, et je ne l’aurais jamais trouvée seul », raconte- t-il. « C’est sûrement la main de D.ieu qui désirait que le nom de toutes ces victimes reste dans les mémoires à tout jamais ». C’est ainsi que des milliers de noms ont pu être récoltés.

La mémoire des livres

On sait que les livres de prières servent traditionnellement de support pour pérenniser la mémoire des disparus. Pour leurs recherches dans les sidourim, les volontaires de Zikhron Kedochim ont travaillé à partir des livres de l’Université Hébraïque de Jérusalem, unique bibliothèque qui possède une copie de presque tous les livres religieux du monde. Ils ont donc photographié chaque page contenant des dédicaces aux victimes de la Shoah, bénnéficiant pour cela de l’aide efficacce du personnel de l’université. « Le directeur de la bibliothèque venait souvent avec un livre rare contenant des dédicaces ou mentionnant le nom de victimes », témoigne la responsable du projet. Elle s’étonne de certaines découvertes faites au hasard des livres et des magazines. Bien que certains livres contiennnent de nombreux noms, comme le livre Be’er Mena’hem qui compte quatorze pages de dédicaces avec plus de deux cents noms, certains n’en renferment qu’un ou deux.

 

Recherches dans les cimetières

Its’hak Wolf n’est plus un jeune homme. Ce qui ne l’a pas empêché de photographier les pierres tombales du Mont des Oliviers sur lesquelles étaient commémorées des victimes de la Shoah. Sous un soleil de plomb, il a déniché des noms parfois difficiles d’accès. Les tombes sont en effet parfois si proches l’une de l’autre qu’il est souvent difficile de photographier les inscriptions. Mais Its’hak Wolf est parvenu à en recenser des milliers. La ‘Hevra Kadicha fut également mise à contribution et lui signala l’existence d’une mention particulière sur la tombe de Yéhochoua Rivhon, zal : « Notre frère, Reb Yéhochoua, fils de Reb Morde’haï Halevi Rivhon, assassiné à Sachsenhausen (Berlin), le 11 du mois de Tichri 5700 ».

Au début de la Seconde guerre mondiale, le Rav Yéhochoua a péri brûlé vif dans une synagogue. Son frère a donné cinq marks à un officier allemand pour pouvoir récupérer ses cendres. Ayant survécu à la guerre, il est ensuite monté en Israël où il a enterré les cendres sur le Mont des Oliviers. Par hasard, Its’hak Wolf était ami avec le fils de ce frère survivant et a pu vérifier l’authenticité de l’histoire. « Je le connaissais depuis des années, mais il ne m’avait jamais raconté cette histoire. Qui sait combien de gens recèlent de telles histoires et les gardent pour eux ? », s’inquiètet- il. Yad Vashem fut d’ailleurs si satisfait de son travail qu’il le chargea d’en faire de même au cimetière de Guivat Chaoul, ce qu’il refusa en raison de son grand âge.

Un jour, un groupe de touristes autrichiens chrétiens acheva sa visite au musée de Yad Vachem et tomba sur des volontaires du projet. Ils étaient très émus par ce qu’ils avaient vu et entendu, et désiraient en savoir plus sur la vie juive à Jérusalem et en Israël. Cette rencontre fortuite fut l’occasion de boucler la boucle : se souvenir des victimes, c’est se souvenir de ce qui est arrivé, et c’est se souvenir que la meilleure vengeance pour les vies volées de six millions de Juifs est de perpétuer la tradition juive que les Nazis ont tenté d’effacer. Par Yéhouda Marks, Avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française